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Diffraction

René Audet

Published onSep 21, 2023
Diffraction
·

diffraction

Pour une poétique de la diffraction des textes narratifs

René Audet

La diffraction est un terme décrivant un processus d’écriture qui s’observe principalement (mais pas exclusivement) dans les œuvres narratives contemporaines. Dans les textes narratifs sont mobilisées diverses stratégies scripturales visant à contrer l’unité et la continuité tant du texte, du récit que du sens. Ces opérations de diffraction ont pour conséquence, sur le plan sémantique, de favoriser une représentation du monde qui refuse un discours unique et simplificateur à son égard, et sur le plan générique, de se placer en porte-à-faux par rapport aux catégorisations de genre. Les œuvres marquées par la diffraction rejettent ainsi une conformité avec les modèles romanesques canoniques au profit de formes d’expérimentation narrative s’inspirant d’une vision kaléidoscopique du monde (à l’instar des films chorals, des pratiques du remix, du (micro-) blogging et de l’anthologisation communes en culture numérique). Geste plutôt que forme, la diffraction est une notion qui permet de se saisir de diverses modalités d’écriture des œuvres actuelles et d’expliquer leur performativité propre.

Du corpus à la théorie

La mise en place de cette notion résulte d’une triple insatisfaction que le chercheur spécialisé en littérature contemporaine peut éprouver lorsqu’il emprunte une approche poétique de la production actuelle. Frappé par la difficulté d’approcher les œuvres par leurs traits génériques et contraint de se limiter à la seule interprétation du monde représenté (au détriment d’une forme qui échappe à ses outils critiques), le chercheur ne manque pas pour autant de repérer ici et là des modes d’expression apparentés, formellement similaires, en culture contemporaine. Comment résoudre ces apories critiques et donner quelque fondement analytique à une telle observation ? Une avancée théorique en matière de littérature contemporaine peut difficilement écarter la voie inductive – la réflexion s’appuie ainsi lourdement sur une saisie ouverte du corpus.

Le genre romanesque n’a que rarement laissé au lecteur un territoire homogène et parfaitement balisé. Pratique omnivore, il s’alimente des autres types génériques et discursifs, s’anamorphosant au gré de ses frontières immédiates qu’il négocie constamment. La psychologie, le documentaire, le récit de soi, le dialogue théâtral, la poésie ont été transposés dans la prose romanesque, digérés par cette machine à raconter la vie et le quotidien, mais se révélant autant de sources de renouvellement pour le roman qui fait œuvre de mimesis formelle. Néanmoins, l’idée du roman est assez forte pour s’imposer auprès d’un public lecteur – la temporalité comme trame d’une événementialité, toute chamboulée soit-elle, demeurant le substrat du genre (plutôt que la notion d’intrigue) et le repère d’une narrativité romanesque, en ce qu’elle éclaire le destin (supérieur/pathémique/infraordinaire) du sujet. Les errances modernes du roman ont certes interrogé cet horizon d’attente, chez les Nouveaux romanciers et dans le sillage de Tel Quel évidemment, mais la relative marginalité de ces pratiques ne semble guère avoir bousculé (ou bousculé profondément) l’idée générale du genre.

Tous les « retours » identifiés avec la littérature romanesque en français des années 1980 (sujet, récit, histoire, etc.) constituent déjà une forme de consensus critique. Bien qu’ils tentent de faire apparaître des transformations scripturales, ces discours se réfugient communément dans la portée thématique de ces traits littéraires : la centralité du sujet comme modalité d’expression de soi ; le souffle narratif comme façon de contrer la fadeur du quotidien ; la plongée historique comme territoire d’une mémoire défaillante ou d’une catharsis collective. Si certaines écritures (blanches, minimalistes) se détachent du lot, l’attention portée à la poétique des œuvres demeure somme toute limitée. L’examen de la réception immédiate des parutions des dernières années est pourtant révélateur : ce qui appelait spontanément la dénomination « roman » engendre aujourd’hui une certaine perplexité. Partant d’une traversée qui est loin d’être un inventaire raisonné, on remarque une pléthore de qualificatifs rattachés à l’idée d’une pluralité (hybride, hétérogène, multiple, divers) et à celle de l’unité perdue (fragmenté, morcelé, éclaté, épars). De telles étiquettes signalent une volonté d’esquisser la dynamique propre aux œuvres ; elles se rangent du côté du simple constat ou glissent tranquillement vers des esthétiques qui les justifieraient – baroque, postmoderne ou, plus rarement, avant-garde et… contemporain. Les étiquettes accusent une singularité formelle, mais se limitent souvent à un tel énoncé : ceci n’appartient pas à une idée partagée du roman, ceci explore de nouveaux modes d’écriture.

Les manifestations sont elles-mêmes multiples. La littérature française contemporaine regorge de ces œuvres qui s’éloignent d’une cohésion narrative et textuelle typique du genre romanesque. Plusieurs des ouvrages de Pierre Michon, depuis le très connu Vies minuscules jusqu’aux plus restreints Trois auteurs et Corps du roi, jouent de la mise en recueil, étroite, de textes narratifs ; Olivier Rolin mobilise le principe de l’accumulation dans des « romans » comme L’invention du jour autant que dans Suite à l’Hôtel Crystal ; les histoires éparses du Jour du chien de Caroline Lamarche convergent étonnamment en fin de parcours ; les pièces incluses dans Archéologie du zéro d’Alain Nadaud reconstituent un pan obscur de l’Histoire, alors que les strates narratives confuses, entre récit, scénario et fictionnalisations, font de Vies et mort d’un terroriste américain de Camille de Toledo une mosaïque composée de sujets fuyants. En regard, la littérature romanesque québécoise se joue de façon similaire de la trame classique du roman, empruntant à la faste pratique du recueil de nouvelles pour proposer des quasi-romans et autres romans éclatés : l’univers post-apocalyptique des Récits de Médilhault d’Anne Legault, tissu de récits se répondant les uns les autres, précède les Anges mineurs d’Antoine Volodine ; la fiction encyclopédique Wigrum, de Daniel Canty, multiplie les niveaux de fiction et raconte par le truchement de descriptions d’objets farfelues ; les trois versions de l’histoire de Hunter s’est laissé couler, de Judy Quinn, répondent aux histoires entrecroisées (et agrémentées d’artefacts historiques) du roman Du bon usage des étoiles de Dominique Fortier.

En dépit de cette étrangeté formelle, un rapide regard métacritique met au jour un fait étonnant : cette complexité formelle ne constitue qu’exceptionnellement un frein à la lisibilité des œuvres. Au contraire, ces fantaisies narratives et textuelles sont souvent agrémentées d’un discours centré sur le geste herméneutique : qu’est-ce que l’histoire, augmentée de ces considérations formelles inusitées, peut nous dire du monde actuel ? Les hypothèses varient, certes, mais plusieurs mobilisent la pluralité formelle au service d’une représentation de la complexité du monde, de la multiplicité des perspectives, de la diversité des voix. On voit rapidement s’installer une attitude critique centrée sur l’interprétation seule, le « mécanisme littéraire » n’étant pas autrement relevé que par ce qualificatif permettant d’évoquer une unité manquante, un lissé de l’écriture attendu mais introuvable. Les traits formels, usuellement convoqués pour établir des parentés génériques entre des œuvres, restent ici sous-exploités et cèdent le pas à un énoncé concernant la vision du monde développée dans les ouvrages.

Une telle attitude, renonçant d’emblée à la possibilité d’inscrire plusieurs de ces œuvres dans un territoire commun, paraît contradictoire avec des constats déjà établis de transversalités formelles entre plusieurs pratiques culturelles contemporaines. Cette conception pluraliste du roman n’est pas sans rappeler (et mettre au défi) le recueil de nouvelles – forme neutre dans l’histoire littéraire (au sens où il s’agit d’un artifice éditorial facilitant la diffusion des textes brefs), mais néanmoins procédé investi par les écrivains depuis quelques décennies pour constituer des ensembles naviguant entre autonomie et interdépendance de ses composantes. La mise en recueil, geste millénaire, constitue un acte de composition que plusieurs revisitent et investissent (pensons à Pascal Quignard) et qui trouve à s’incarner massivement dans les pratiques de la culture numérique, où l’anthologisation, en écho même aux pratiques antiques, revient comme une modalité d’appropriation de la culture1. Les romans multipliant les trames textuelles, les récits et les voix, sans être totalement nouveaux évidemment, occupent une part importante de la production contemporaine, à la façon des films chorals (depuis Short Cuts de Robert Altman à Babel d’Alejandro González Iñárritu) et des constellations transmédiatiques. De ces productions culturelles émerge déjà l’idée d’une écriture partagée, qu’il importe d’arriver à saisir et à décrire.

Vers une poétique

Ces parentés, sensibles par des organisations textuelles ou des mouvements narratifs similaires, peuvent également trouver écho dans le discours critique. Le secteur des pratiques numériques, depuis des années, a été le lieu d’investigations variées, fécondes mais parfois frivoles, conduisant à une réinterprétation de propositions notamment post-structuralistes. La forme du réseau, par exemple, a été investie à travers la notion de rhizome chère à Gilles Deleuze et Félix Guattari. La manipulation2 inhérente à certaines pratiques numériques a rapidement convaincu de la nécessité d’importer l’idée d’interactivité dans le champ littéraire. Le procédé de la polyphonie, commun en musique, sert également à décrire une juxtaposition de voix (narratives) dans des œuvres romanesques. L’hybridité, terme de biologie, rend compte de contaminations ou de croisements de traits d’écriture. L’examen de la culture contemporaine est inondé de ces emprunts et dérivations de termes, de façon à témoigner plus explicitement des réalités autrement non prises en charge par les poétiques génériques conventionnelles.

Ces détournements ont souvent été décriés, et pour cause : de nombreux abus de langage y sont associés, la définition première se trouvant souvent à des années-lumière de leur usage banalisé (pensons aux notions d’entropie, de catalyse et des forces centrifuge et centripète). Néanmoins, deux observations s’imposent. Sans être le lieu exclusif de ces emprunts, le croisement de la littérature et de l’informatique a été un secteur propice à cette surenchère discursive – c’est d’ailleurs, jusqu’à récemment, un cas d’espèce, la glose critique et théorique ayant été notoirement plus abondante que le corpus lui-même. Par un curieux retournement de situation, c’est tout de même par le corpus que les filiations ont été établies entre des pratiques marquées par ces caractéristiques de mise en réseau, de fragmentation et d’interactivité : les acteurs du champ de l’hyperfiction, par exemple, ont volontiers élu Jorge Luis Borges, Julio Cortázar et Milorad Pavić comme leurs aïeuls. Aujourd’hui, ce sont les œuvres de culture numérique qui tendent à constituer le bassin de référence des œuvres sur papier, tant pour les procédés d’écriture (pensons à House of Leaves de Mark Z. Danielewski) que pour le discours permettant de les décrire.

C’est sur cette migration de notions et d’attitudes discursives que porte la deuxième observation. Tout échevelées et discutables que soient ces propositions notionnelles (on a longuement démontré, par exemple, l’inexactitude du terme d’interactivité dans le contexte de la littérature conventionnelle), elles ont clairement le mérite de constituer un mode singulier de saisie des pratiques. Traditionnellement, les poétiques génériques sont composées de séries d’observations et de constatations factuelles : type de narration, nombre de pieds, présence de didascalies ou d’arguments d’autorité, etc. Or le piège des genres réside justement dans le principe de la sanction, qui tend à autoriser ou à rejeter l’appartenance générique pour un texte donné. S’il s’agit d’une méthode efficace pour procéder à une classification, celle-ci est néanmoins rigide et peu ouverte à ce que peut générer une telle poétique. Les notions évoquées plus haut conduisent à mettre en lumière les moyens et les effets d’une mécanique complexe. En s’intéressant aux processus modelant l’écriture littéraire plutôt qu’au résultat même de ces processus, il paraît possible d’envisager l’œuvre dans sa dimension dynamique et d’évaluer sa performativité. C’est là l’intérêt d’une notion comme celle de la diffraction, qui s’observe dans des œuvres variées mais sans agir comme sanction d’une appartenance générique. Des œuvres sans contredit romanesques peuvent être marquées d’une diffraction de la même façon qu’une œuvre plus expérimentale, mimant d’autres formes discursives ou mélangeant outrageusement les genres. L’examen des composantes textuelles ou narratives est ainsi placé dans un rapport qui n’est pas celui d’une conformité aux usages d’un genre, mais dans une visée exploratoire – quel que soit le contexte générique dans le cadre duquel opère la diffraction. Cette approche flexible permet d’analyser le corpus narratif contemporain de façon plus active, comme elle est moins contrainte par des enjeux de description formelle et d’identité générique.

Typologie des processus de la diffraction

Si les œuvres modelées par une quelconque forme de diffraction présentent des allures fort singulières et variées, elles paraissent tout de même partager un semblable refus du modèle convenu du texte continu, de l’œuvre unique. La période contemporaine paraît avoir été le théâtre d’une volonté de travailler davantage la matière textuelle au profit d’une déstructuration de la continuité et de la cohérence de l’image du texte3. Des enjeux liés à la brièveté, à la composition et à l’énonciation éditoriale modèlent les œuvres actuelles et modulent leur rapport avec les conventions éditoriales. Travail de la mise en scène textuelle, multiplication des voix narratives (identifiées ou non par leur typographie), pluralité de fragments textuels relativement autonomes, valorisation des segments textuels brefs, éclatement de la représentation fictionnelle (dans sa cohérence interne ou dans son incarnation textuelle) – les phénomènes sont diversifiés. Néanmoins, ils concourent tous à bousculer le modèle du texte romanesque long et développé, au profit d’une logique accumulative et réticulaire. Ces phénomènes ressortissent à trois principaux processus, dont un premier déblayage est proposé ici4.

Par son jeu dans l’espace de la page ou son travail typographique, une œuvre peut avoir recours à une théâtralisation du texte, de sa mise en page. Nombre d’ouvrages thématisent une textualité complexe et la figurent, de sorte que l’image du texte sort de son invisibilité conventionnelle au profit de sa démonstration. Les romans sont constitués de cahiers, juxtaposent des « sources » diverses, convoquent des pièces – éléments que la maquette met en scène, théâtralise, par le biais de représentations graphiques ou d’interruptions du fil du texte. En général, ce surinvestissement de la matérialité est directement lié à la trame narrative, que ce soit par enrichissement explicite du monde représenté et des actions qui y ont lieu, ou par redoublement indirect d’une réalité évoquée dans la fiction.

Si la trame de L’incendie du Hilton est plus que conventionnelle, l’adjonction finale des notes préparatoires au roman ramène l’œuvre de François Bon à sa matérialité brute et au processus d’écriture qui l’a rendue possible ; l’artificialité du monde dépeint, rendu pourtant dans un rapport équivalent entre le temps représenté et le temps de lecture, trouve à s’incarner dans ce carnet. De façon inversée, L’île des pas perdus de Bertrand Gervais multiplie les matérialités en incorporant en son cœur, par mise en abyme graphique, le livre rescapé du feu et ses pages roussies dans les angles, en une sorte de métalepse concrète. La dispersion dans des livres différents est au cœur de Personne, de Linda Lê, où ils cohabitent – livre, carnets trouvés – à l’intérieur d’un manuscrit que serait ce roman, autant de refuges pour une personnalité en quête d’elle-même. Le topos du manuscrit trouvé refait surface dans ces ouvrages plus expérimentaux, que ce soit indirectement par l’encyclopédie des objets décrits dans Wigrum de Daniel Canty ou les fiches d’hôtel de la fiction ironique d’Olivier Rolin, Suite à l’Hôtel Crystal. La manipulation ironique de la facture graphique peut atteindre des sommets, lorsqu’on pense à cette satire des manuels de psychopop, Réussir son hypermodernité et sauver le reste de sa vie en 25 étapes faciles de Nicolas Langelier, laquelle reprend les conseils, l’iconographie, les « recettes » et les vignettes informatives dans une trame romanesque marquée par le FOMO (Fear of Missing Out).

Ces ouvrages, souvent uniques en leur espèce, tendent à refuser l’immersion fictionnelle par simple puissance du langage narratif et convoquent des pièces qui se jouent de la représentation mimétique. Brisant l’illusion de la continuité matérielle du texte sur le blanc de la page, ils ponctuent leur lecture d’éléments complémentaires – texte romanesque émietté, illustrations, mise en scène de capsules textuelles importées dans le roman, etc. –, de sorte que le roman apparaît comme l’interface d’un monde dont il témoigne tout en en étant partie prenante. Une lecture policière (suivant une approche indiciaire) tend à être favorisée, où le lecteur est placé en situation de reconstruction de la cohérence du « dossier » qu’il consulte, ce monde demandant à être exploré, réordonné et rationalisé pour être saisissable5.

De façon apparentée mais moins spectaculaire dans son rendu graphique, le deuxième processus, celui de la brièveté et de la « recueillisation », caractérise un lot d’ouvrages narratifs contemporains qui se moquent de la distinction entre roman et recueil de nouvelles – poursuivant ainsi le mouvement des trente dernières années qui ont vu cette frontière être problématisée par la publication de nombreux recueils très homogènes (souvent appelés des quasi-romans). Parfois étiquetés comme des nouvelles, parfois affublés de mentions génériques originales (narrats, vies, histoires, scènes, etc.), parfois campés dans le territoire romanesque, ils se définissent par une tension vive entre le tout et les parties, entre un noyau (élément commun traversant les textes) et ses électrons (histoires/paroles gravitant autour du noyau).

Des pratiques romanesques marquantes reposent sur ce processus : pensons d’emblée à un Régis Jauffret première manière, depuis la virtualité de Promenade jusqu’aux 500 courts textes de Microfictions, juxtaposés par ordre alphabétique de titre et multipliant, jusqu’à la nausée, ces vides de la quotidienneté de gens ordinaires. Les 27 chapitres de Montparnasse monde de Martine Sonnet scandent la vie de la gare, mais portent en eux les notes et les entrées de blogue qui ont précédé son écriture – ainsi en est-il d’Accident de personne, de Guillaume Vissac, projet d’observation des malheurs en marge des moyens de transport urbains ayant débuté comme publication sur Twitter, suivie d’une réécriture sous forme de recueil numérique hypertextuel. Les textes de ces ouvrages, généralement brefs, proposent des liens entre les textes qui sont thématiques, géographiques, mais plus souvent à hauteur de personnages : similarités, voire identité de certains qui circulent d’un texte à l’autre. Ces retours de personnages, sans créer une continuité actionnelle ou temporelle, assurent une trame partagée, tout effritée soit-elle. Depuis les Anges mineurs d’Antoine Volodine aux squatters de l’ouvrage inclassifiable de Pierre Yergeau, Du virtuel à la romance, en passant par les fragments complémentaires mais parfois incohérents de La nébuleuse du crabe d’Éric Chevillard, les ouvrages marqués par une dynamique de recueillisation tablent sur une accumulation de textes où les anecdotes, les personnages, les thèmes se frôlent sans réellement entrer en dialogue.

Dans une fascination pour le bref et l’itératif, ces ouvrages construisent une représentation du monde qui vise à une reconquête de la cohérence à travers les mouvements répétitifs du monde, les recoupements observables entre des situations apparentées ou la complémentarité des histoires racontant un même événement (comme les 10 récits tentant d’expliquer la présence d’une Chaussure sur le toit, chez Vincent Delecroix). Ils « présente[nt] par l’infime des expériences empruntées à la réalité quotidienne, à la vie intime […]. Minimale, l’écriture consiste à privilégier les détails au détriment des ensembles, aborder la réalité dans ce qu’elle comporte d’incomplet et de fuyant6 ». Ce que le romanesque arrivait à tisser et à coordonner, les ouvrages teintés par le recueil les juxtaposent et les accumulent, refoulant la charge d’une vision d’ensemble au seul lecteur.

Se jouant autrement du multiple, le troisième processus identifié intervient sur l’épaisseur des romans, en favorisant la création de feuilletés narratifs et fictionnels. Les fictions témoignent, par leur construction et leur mise en récit, d’une hésitation sur la réalité représentée, sur l’interprétation à en proposer, sur l’issue éventuelle des événements dont on relate le déroulement. Il en est de même de la cohésion et de la cohérence du sujet narrant, dont l’identité ou l’énoncé tend à s’effriter. Ici dans un effort d’encyclopédisme, là dans une recherche de la meilleure façon de capturer le réel, ces ouvrages révèlent un souci d’architecture et une multiplication des trames qui signalent autant une tentative d’épuisement du réel qu’une exploration de différentes versions du monde.

Les trois récits entremêlés de Nikolski, de Nicolas Dickner, paraissent emblématiques de ce travail sur les trames narratives : trois protagonistes, trois histoires, des postures énonciatives différentes, des points de contact ténus (vague parenté inconnue des principaux concernés, tous trentenaires et en quête d’une place en ce bas monde). Cette négociation du multiple et de la cohérence trouve d’un côté des figures extrêmes – dans les actants eux-mêmes, déshumanisés (dans Ici de Nathalie Sarraute) ou dans la ténuité du lien qui rattache les fils narratifs (Un peuple en petit d’Oliver Rohe) –, de l’autre des cohabitations en nombre : la généalogie presque entière de la famille Brûlé (La marche en forêt de Catherine Leroux) et les événements touffus du 21 mars 1989, source d’inspiration de L’invention du monde d’Olivier Rolin. La volonté de reconstituer une réalité à partir de traces, de pièces ou de voix n’est jamais totalement satisfaite, d’où des conflits entre personnages, entre narrateurs, ou plus simplement une cohésion qui se délite au fil des pages : la narration non fiable dans Fleurs de crachat de Catherine Mavrikakis et le motif de la fuite chez Nathalie Quintane (Cavale) ; les voix des personnages et des vautours qui se chevauchent dans Les vautours de Barcelone de Rober Racine ; les niveaux de fictionnalisation concurrents tant dans Suite à l’Hôtel Crystal (Olivier Rolin), Wigrum (Daniel Canty) que dans Vies et mort d’un terroriste américain (Camille de Toledo).

La multiplication des points de vue, des narrateurs, des temporalités, des versions de récit contribue à provoquer un effet de saturation, au point parfois où le principe ordonnateur est difficile à saisir. L’événement se retrouve mis en scène avec une telle complexification que sa saisie n’est plus au cœur de la démarche narrative, mais délaisse son rôle cardinal à la démarche même de représentation, aussi tâtonnante soit-elle. Le monde apparaît infiniment complexe, instable et précaire. L’image du kaléidoscope rend bien le sentiment d’une déformation optique, élément visuel pourtant fondé sur une réalité, mais où le vecteur de transmission (la lumière, le discours) introduit du bruit ou disperse la cohérence originelle dans un fatras de propositions plus ou moins convergentes.

Limites et possibilités de la notion

La notion de diffraction s’inscrit dans une démarche visant à se libérer des approches trop contraignantes des poétiques génériques. Toutefois, elle est pour sûr la directe héritière de ces dernières : même si elle revendique une posture plus pragmatique dans l’examen des œuvres contemporaines, elle s’appuie fondamentalement sur des traits d’écriture. La prétention de capturer un processus plutôt qu’un résultat reste délicate à incarner dans le geste d’analyse, lequel glisse inévitablement vers l’interprétation, et donc vers un sens associé à ce processus. Par ailleurs, l’examen d’une diversité d’œuvres illustre bien à quel point les écrivains sont déjà sensibles aux investissements sémantiques cristallisés autour de certains de ces processus – le feuilleté narratif étant favorable à la crise identitaire ou à la représentation incertaine, la recueillisation accueillant aisément une vision collective.

Qu’importe la modalité empruntée ou le résultat final obtenu, le recours à la diffraction dans l’exercice d’une écriture narrative bouscule les attentes génériques et l’idée même du Livre, telle que la modernité a su la construire7. L’unité organique de l’œuvre, garant du Beau et de l’intelligible, cède le pas à des représentations complexes du monde, au risque d’être parfois incohérentes. La notion de diffraction permet une saisie plus fine des enjeux propres aux écritures contemporaines, tout en venant alimenter un renouvellement de la poétique des genres.

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Chapitre suivant : Énergie, Raphaël Baroni


BIBLIOGRAPHIE

Audet, René, « Ne pas raconter que pour la forme : sur la diffraction dans les fictions narratives », dans Robert Dion et Andrée Mercier (dir.), La construction du contemporain. Discours et pratiques du narratif au Québec et en France depuis 1980, Montréal, Presses de l’Université de Montréal (Espace littéraire), p. 201-237. [version augmentée disponible en ligne : https://doi.org/10.5281/zenodo.3258361]

Barthes, Roland, « Littérature et discontinu », dans Essais critiques, Paris, Éditions du Seuil (Tel Quel), 1964, p. 164-175.

Blanckeman, Bruno, « La littérature française au début du XXIe siècle : tendances en cours », dans Michèle Touret (dir.), Histoire de la littérature française du XXe siècle, tome II - après 1940, Rennes, Presses universitaires de Rennes (Histoire de la littérature française), 2008, p. 429-442.

Dion, Robert, et Andrée Mercier (dir.), La construction du contemporain. Discours et pratiques du narratifs au Québec et en France depuis 1980, Montréal, Presses de l’Université de Montréal (Espace littéraire), 2019.

Doueihi, Milad, Pour un humanisme numérique, Paris, Éditions du Seuil (La Librairie du XXIe siècle), 2011.

Saemmer, Alexandra, Rhétorique du texte numérique. Figures de la lecture, anticipations de pratiques, Villeurbanne, Presses de l’enssib (Papiers), 2015.

Souchier, Emmanuël, « L’image du texte. Pour une théorie de l’énonciation éditoriale », Cahiers de médiologie, n° 6, 1998/2, p. 137-145, https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-de-mediologie-1998-2-page-137.html.


NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE

René Audet est professeur titulaire au Département de littérature, théâtre et cinéma de l’Université Laval. Il a créé et dirige le Laboratoire Ex situ. Études littéraires et technologie, ainsi que l’éditeur numérique Codicille. Il s’intéresse aux formes actuelles de la narrativité, aux écritures contemporaines et numériques, ainsi qu’aux enjeux numériques de la diffusion du savoir. Il a dirigé la collection « Contemporanéités » aux Éditions Nota bene et la revue savante numérique temps zéro. Directeur du pôle Québec du projet « Littérature québécoise mobile » (subventionné par le CRSH), il développe une expertise sur l’édition actuelle et la publication numérique, autour du chantier de la Fabrique du numérique. Il a récemment codirigé le collectif Ce que le personnage contemporain dit à la critique (avec Nicolas Xanthos, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2019) et corédigé le livre blanc « L’intelligence artificielle et le monde du livre » (avec Tom Lebrun, 2020). Il s’intéresse actuellement au secteur émergent des arts littéraires, ces pratiques littéraires hors du livre.

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