Emmanuel Bouju
Nous avons besoin de raisons
de croire en ce monde-ci.Gilles Deleuze
« C’est l’histoire de deux jeunes poissons qui nagent et croisent le chemin d’un poisson plus âgé qui leur fait signe de la tête et leur dit : « Salut, les garçons. L’eau est bonne ? » Les deux jeunes poissons nagent encore un moment, puis l’un regarde l’autre et fait, « Tu sais ce que c’est, toi, l’eau1 ? »
Cette parabole des deux poissons dans l’eau est tirée d’une conférence fameuse de David Foster Wallace, écrivain-culte américain (suicidé en 2008), l’auteur de Infinite Jest ou encore The Pale King ; elle me permet d’évoquer l’élément du contemporain dans lequel nous évoluons et dont nous oublions facilement qu’il a une texture propre, et que cette texture contribue à nous définir.
Alors, le contemporain, il est bon ?
Certes, il est difficile par les temps qui courent de répondre à cette question – et devant qui la pose, on préfère poursuivre son chemin (en évitant au passage la Syrie, l’Afghanistan, le Yémen, la Somalie, la Corée du Nord, l’est de l’Ukraine et quelques autres endroits du globe), et demander tout au plus à son voisin : « Tu sais ce que c’est, toi, le contemporain ? »
Jean-Philippe Toussaint, lui, use d’une autre parabole dans « Écrire, c’est fuir » (un entretien en postface de Fuir, deuxième volet de la « tétralogie de Marie ») :
J’aime le contemporain. […] Les plaintes permanentes qu’on entend au sujet de l’époque me font sourire, cela me fait penser à cette réplique d’Estragon dans En attendant Godot : « Voilà l’homme tout entier, s’en prenant à sa chaussure alors que c’est son pied le coupable2 ».
La question à laquelle cet essai veut tenter de donner une réponse est donc très générale : Que vaut la littérature du contemporain ?
Ceux qui pensent qu’elle ne vaut rien feraient bien de s’en prendre d’abord à eux-mêmes.
Mais répondre à cette question est compliqué.
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Parce que le contemporain n’a pas de suite, pas de futur établi (contrairement à toutes les autres époques définies rétroactivement), il est toujours difficile de le définir ou de lui donner un nom : la solution du « post » a longtemps prévalu, permettant d’oublier qu’il puisse avoir lui-même un « après ». Mais le contemporain est-il toujours postmoderne – que l’on considère ce terme dans l’esprit de Jean-François Lyotard, Gianni Vattimo, Fredric Jameson, Linda Hutcheon ou Brian McHale ? Dans l’ère anglophone où le concept a pris toute son ampleur depuis près de quarante années maintenant (et demeure vivace en raison notamment de la puissance et de la notoriété des travaux continus de Jameson), on considère bien plutôt la postmodernité comme dépassée – en particulier dans son rapport au régime actuel d’historicité (qu’on l’appelle ou non « présentiste » selon la proposition de François Hartog) ; la puissance de l’actualité a semblé réenclencher un devenir du temps historique, en l’arrimant à l’espace mondial de la circulation de l’information et à la contagion des bouleversements politiques : « révolutions » nouvelles, retour en force et rivalité violente des idéologies religieuses, crise de l’économie du crédit.
De fait, si l’on veut prolonger l’idée de cette emprise culturelle du tardo-capitalisme (late capitalism à la Jameson) sur la littérature, on risquera même désormais, comme le fait Jeffrey T. Neaton, le terme de « post-postmodernité » – pour postuler l’idée d’une intensification du postmodernisme à l’ère des dérives ultimes (?) du néocapitalisme3. Mais arrivée à ce stade, la terminologie du contemporain a définitivement pris un tour autodérisoire qui ressemble bien à une fuite en avant terminologique, ou à une dérive sans avenir du passé.
Ne peut-on trouver préfixe plus simple, plus économique et précis pour succéder au post, sans pour autant contredire nécessairement les acquis antérieurs de la pensée postmoderne ?
Dira-t-on alors que l’on est plutôt devenu surmoderne (Marc Augé) ou non-moderne (Bruno Latour, ou Lionel Ruffel après lui, dans son récent et brillant essai sur le Brouhaha des mondes contemporains) ? Vaut-il mieux être toujours-déjà anti-moderne (Antoine Compagnon) ou néo-moderniste (ce qui serait assez l’idée de Jacques Rancière à mon sens) ? Certains plaident plutôt pour un hyper-modernisme (Bernard Stiegler, Alexandre Escudier), arguant de la multiplicité des temps historiques conjoints et superposés, et de leurs vitesses distinctes. Svetlana Boym défendait quant à elle, dans un esprit assez proche mais plus sensible à l’héritage complexe et fantomatique de l’ère soviétique, la possibilité d’être off-modern (« comme on est off-Broadway, off the path »), en « suivant une conception non linéaire de l’évolution culturelle », et en activant, dans l’errance et les voies de traverse, les promesses non tenues des temps passés4.
Pour ma part – bien que trouvant à chacune de ces thèses, et en particulier à cette dernière, des vertus certaines –, je proposerai plutôt, dans cet essai, d’excéder le temps du post en nous en remettant à un autre préfixe : épi – un préfixe d’une richesse remarquable et dont les multiples valeurs ne sont jamais susceptibles de se vider de leur sens.
C’est ce que nous dit, en effet et en substance, Jean Humbert (que je paraphrase dans les lignes qui précèdent et suivent5). L’idée première qu’exprime épi, c’est bien celle du contact avec une surface ; mais si la préposition se construit avec trois cas (génitif, datif, accusatif), c’est parce que le contact avec la surface considérée se fait sous des modalités différentes liées à la valeur même des cas employés :
avec le génitif, à valeur de partitif : épi signifie le contact avec la surface, réel mais limité ; transposé de l’espace au temps, il représente ce sur quoi l’on s’appuie – les conditions d’existence, les arguments sur lesquels on se fonde, la particularité qui est à l’origine d’un nom, l’autorité que le chef imprime à ses troupes, les éléments de base d’une formation militaire ;
avec le datif : le locatif situe simplement l’objet sur la surface, sans que se pose la question d’un contact partiel ou total ; le contact est souvent senti comme plus durable qu’au génitif ; d’une façon différente, c’est le datif au sens propre qui explique les valeurs de faveur et plus encore d’hostilité qu’atteste la préposition ; de plus, ajoute Humbert, il a développé dans le même sens des emplois très voisins de la finalité et de la consécution ;
avec l’accusatif, épi traduit une prise de contact directe et souvent totale avec une surface : il en souligne l’extension quand il s’agit d’espace, la durée quand il s’agit de temps. Susceptible de se vider de son contenu concret, il peut ne souligner qu’une notion de rapport, particulièrement présente dans des expressions adverbiales.
En tant que préverbe, épi garde les valeurs de la préposition, mais en favorisant au sens abstrait les valeurs de faveur, de survivance, d’adjonction et de cause (datif de proximité), ou encore d’autorité (génitif).
Si l’on résume, on peut donc distinguer (en rassemblant pour les besoins de la cause les valeurs du préverbe et de la préposition) six valeurs distinctes et complémentaires : contact de surface, origine, extension, durée, autorité, finalité.
Aussi évoquerai-je par « épimodernisme » l’hypothèse d’un dépassement contemporain du postmodernisme, en l’éprouvant sur la littérature européenne et en réglant sa signification possible sur ces six crans distincts et complémentaires ; six valeurs possibles du préfixe, correspondant à autant de réinterprétations des six valeurs qu’Italo Calvino avait proposées pour le roman du siècle à venir, dans les « leçons américaines » (Norton Lectures) qu’il n’avait finalement pas pu donner, à Harvard il y a trente ans, au moment de sa mort : « six propositions pour le prochain millénaire6 » prenant en anglais les noms de Lightness, Quickness, Exactitude, Visibility, Multiplicity, Consistency (cette dernière étant restée tout à fait lettre morte, Calvino n’ayant pas eu le temps de l’écrire).
Six valeurs que j’appelle : Superficialité, Secret, Énergie, Accélération, Crédit et Esprit de suite.
Ainsi l’épimodernisme définira-t-il six rapports singuliers de la littérature européenne à l’héritage du modernisme, en réaménageant la critique postmoderne de cet héritage : six valeurs pour dire, à travers la mélancolie ironique qui touche aux figures phares du modernisme séculaire, l’apport capital du « méta » et du scepticisme actif, mais sans plus de syndrome d’« épuisement » (John Barth) ; pour faire de la douleur fantôme du passé une expérience puissante de pensée potentielle ; pour transformer la mort de l’auteur en un jeu avec son fantôme textuel et son avatar numérique ; pour relever le défi d’une compression du présent et d’une accélération de l’histoire ; pour confronter l’autorité à crédit du roman à la question de ce qu’elle peut encore faire valoir ; et pour évoquer, malgré l’impouvoir conscient de la littérature, sa puissance et sa légèreté, sa profondeur cachée sous la surface, sa vertu d’engagement et de promesse.