Emmanuel Bouju
Tous ces jeux lettrés et littéralistes de surface, ces pratiques de la citation et de la réécriture prolongent la « multiplicité » calvinienne en rappelant les chemins qui bifurquent de la tradition borgésienne, et en renvoyant l’écriture romanesque à sa généalogie secrète.
Car généalogies familiale et historique entremêlées, le roman contemporain s’établit à nouveau dans l’élément du secret1 : fantasme de l’origine, secret de famille et réinterprétation du motif généalogique comme écriture de la disparition ou de la trahison – comme chez Agatha Tuszynska (Une histoire familiale de la peur, racontant la découverte tardive des origines juives cachées) ou Péter Esterházy (Revu et corrigé, écrit par le grand romancier hongrois récemment disparu, après la révélation de l’implication de son père dans l’information pour la police politique du régime communiste hongrois). Dans la lignée de Georges Perec et de Raymond Federman2, la disparition est affaire d’écriture, et le secret comme l’absence définissent les moyens mêmes du récit.
Ainsi en va-t-il de la découverte des secrets du passé comme d’une pratique épigénétique : agissant comme une lecture imaginaire du code génétique secret (du texte introuvable) de l’expérience, les moyens de l’écriture sont analogues à ce que les épigénéticiens appellent des épidrogues – lesquelles servent à « faire parler les gènes silenciés » (selon la formule de la biologiste généticienne Edith Hurt).
L’héritage de l’absence et son incorporation sensible sont, en particulier, matérialisés par le motif du membre fantôme, qui réinterprète la tradition « hantologique » (dirait-on après Jacques Derrida) qui a dominé la fin du XXe siècle dans l’écriture des disparitions3, et lui donne force et renouveau : à l’image de cette sensation fantomatique qui donne l’impression qu’un membre disparu continue d’exister, il s’agit de désigner par là la puissance d’une trace mnésique fonctionnant comme présence sensible de l’absence, et incorporée dans la « réalité mentale » de l’écrivain (ou de son narrateur).
On rencontrait déjà ce motif chez Georges Perec ou chez Christa Wolf – laquelle avançait l’idée qu’elle sentait en elle une Phantomschmerz de l’histoire européenne, une douleur profonde de l’histoire, qui recouvre à la fois la sensation de ce qui est perdu et de ce qui aurait pu être4. On le retrouve aujourd’hui chez plusieurs écrivains d’Europe centre-orientale – comme dans cette réflexion de la narratrice du Ministère de la douleur, un roman de la Croate exilée en Hollande Dubravka Ugrešić, pour qui l’écriture se tient là où l’expérience est devenue « syndrome du membre fantôme » :
J’étais persuadée que le démantèlement du pays, la guerre, la répression à l’encontre de toute réminiscence, le syndrome du « membre fantôme », le caractère schizophrénique de la situation et l’exil lui-même étaient la cause des problèmes affectifs et des difficultés linguistiques de mes étudiants. Nous étions tous plongés dans le chaos. […] Le pays duquel nous étions venus était le siège d’un traumatisme commun5.
C’est un traumatisme en forme de douleur fantôme de l’histoire que le mot « nostalgie » ne désigne que très imparfaitement6, car il s’agit, non pas de la nostalgie (ou de l’ostalgie) de la patrie perdue, mais de la douleur mélancolique de la patrie impossible et de ses occasions perdues.
L’écriture se trouve ainsi confrontée à la définition (et non au comblement) du vide, du manque, de l’absence : dans la sensation artificielle de la douleur fantôme, la littérature fait du vide un corps sensible et fantomatique à la fois, elle donne forme à la disparition.
Or l’étude scientifique et le traitement médical du phénomène des douleurs fantômes ont donné lieu à l’invention du mirror treatment : cette « boîte-miroir » (qu’a conçue, dans le cadre de ses recherches en neurosciences, V.S. Ramachandran7) permet de visualiser le membre manquant grâce à l’inversion spéculaire, et ainsi d’atténuer, par l’exercice musculaire imaginaire du « membre fantôme », les douleurs qu’il suscite.
Il me semble que l’une des meilleures vertus épigénétiques du roman contemporain est qu’il peut constituer, par opération de substitution spéculaire, une expérience de pensée analogue à cette boîte-miroir – une forme de résolution imaginaire, par make-believe, des impossibilités de représentation du réel, et une ouverture aux « potentiels du temps8 ». On le verra en trois temps et trois romans.
Cette boîte-miroir du récit, placée comme un nid dans l’air par l’imagination, figure l’expérience de pensée qu’a pratiquée Philippe Forest dans Le chat de Schrödinger : un texte qui ne fait pas apparaître explicitement le motif du membre fantôme, mais qui le porte en lui, profondément et exemplairement, à mon sens – en recourant d’abord à un autre modèle, à une autre expérience de pensée : la fable-miroir du « chat de Schrödinger », pour dire la perte de l’enfant.
Philippe Forest raconte une histoire pour une autre : l’histoire du chat de Schrödinger à la place de celle du corps disparu de sa fille, morte à quatre ans, cette enfant éternelle qui faisait l’objet de son premier « roman9 », un extraordinaire texte d’un genre indéfinissable (au titre tiré d’un poème lui-même inachevable, le Tombeau pour Anatole de Stéphane Mallarmé). Pour dire cet échange possible, par « superposition », des histoires, Forest utilise l’image du jeu de points pour enfants10– « faisant apparaître dans le vide la forme de telle ou telle figure : un chat, par exemple, perché sur son arbre », tel le chat du Cheshire, à la place d’un enfant sur son lit d’hôpital.
Ainsi la fable expérimentale du chat de Schrödinger (cette fable de la physique quantique qui prévoit une expérience imaginaire dans laquelle un chat est à la fois vivant et mort tant que l’on n’a pas ouvert la boîte dans lequel on l’a enfermé avec un dispositif moléculaire mortel), bien que décrite et expliquée, vulgarisée avec sérieux et autodérision à la fois selon ses attendus scientifiques, joue essentiellement, de point en point du récit, pour introduire à autre chose : à la conscience intime, sensible et « physique » au sens propre (et non plus généralisable, abstraite et scientifique) d’une coïncidence entre le vivant et le mort. Et ce, à l’exemple du chat noir mystérieux, concret et immatériel, tangible et insaisissable, qui apparaît dans la vie du père pendant les jours qui suivent la mort de sa fille, et qui hante encore ce texte écrit au temps où la disparue aurait eu vingt ans11 :
À ce chat, il faut bien accorder alors la faculté d’être à la fois présent et absent. Là et puis pas là. Flottant dans l’air où sa forme dessine comme une très discrète altération de l’espace et du temps par laquelle communiquent le visible et l’invisible, chacun se vidant dans l’autre où il verse à son tour12.
Pour cela, donc, Forest rappelle l’histoire d’une fable scientifique qui a elle-même été détournée de son sens, renversée au contraire de l’intention première, contre Schrödinger lui-même (qui voulait à travers elle dénoncer les conséquences absurdes d’une certaine interprétation radicale des présupposés de la physique quantique) par « Hugh Everett the Third » – le principal théoricien d’une « superposition » quantique des mondes possibles :
Même si l’ironie du sort fait qu’elle passe désormais pour la meilleure illustration d’une thèse à la réfutation de laquelle elle prétendait pourtant servir, la fable féline que Schrödinger fabrique n’a pas d’autre objet que celui-là : indiquer que le principe de superposition propre à la fonction d’onde n’implique aucunement qu’un chat puisse à la fois être mort et vivant. Sinon, il n’y aurait plus qu’à faire son deuil de toute idée sensée de la réalité.
À un tel compte, l’univers tout entier, insiste encore Schrödinger à la fin de sa vie, ressemblerait à une sorte de bourbier, un magma informe à l’intérieur duquel toute chose se trouverait perdue. Et les êtres, les objets du monde prendraient l’apparence de fantômes aux formes incertaines, sans contours ni contenus. Des espèces de méduses, dit-il, toujours en veine de comparaisons animales. Mais l’anglais, dans lequel il s’exprime, est bien plus imagé : « a jellyfish ». Littéralement : « un poisson-jelly », moulé dans cette matière molle et à peu près translucide dont on fait les desserts de l’autre côté de la Manche et qui s’agglutine vaguement mais sans jamais acquérir de vraie consistance. De la « jelly », voilà ce que nous serions13 !
Aussi la parabole parascientifique, qui se répète au miroir de l’histoire personnelle du chat noir, vient-elle figurer la consistency de l’inconsistant14 : « un lieu en moi » qui est « touché par l’épreuve imbécile de la désertion » d’un chat – comme par celle d’une disparition bien plus grave –, quelque chose comme cette sensation bien réelle de présence que laisse dans le cerveau le souvenir du membre absent, et qui atteste de son existence passée.
De cette idée, on trouve de multiples formulations dans le roman, comme par exemple dans ce passage :
Qu’il y ait un lieu en moi qui soit touché – d’une sorte de pincement au cœur, comme on dit – par l’épreuve imbécile en quoi consistait la désertion d’un chat qui n’était même pas le mien, […] je le réalisais ainsi.
Si je dois dire la vérité, j’étais à la fois triste et heureux d’une telle découverte. Triste parce qu’elle me rappelait que je n’avais aucunement réglé son compte au chagrin et que certainement je n’y arriverais désormais plus jamais. Mais heureux aussi car, du même coup, je ressentais que quelque chose était resté vivant en moi grâce à quoi je communiquais encore avec l’émotion très pathétique d’être au monde qui elle-même me reliait avec celui que j’avais été autrefois.
La petite peine que le chat me causait en partant, je la recevais comme la preuve très stupide que j’étais resté le même au fond, toujours susceptible d’éprouver, quelque part au plus profond de moi, la poignante impression de désolation qui, à mes yeux, attestait seule la vérité de ce que j’avais vécu15.
Cette sensation fantôme – qui atteste seule la vérité du vécu – apparente le récit lui-même à cette « empreinte d’un corps absent » que matérialisait alors la forme abandonnée des vêtements d’enfant16. Et le chat de Schrödinger figure ainsi la douleur fantôme de la fille disparue – à la fois toujours présente et absente, corps perdu d’une sensation qui hante le père, « principe de superposition » qui définit la possibilité de l’impossible, éprouvée à la fois par le corps et l’esprit :
On aurait dit que l’on serait ici et ailleurs, là et pas là, d’autres et puis les mêmes, morts et vivants, vivant notre vie et en même temps toutes sortes d’autres qui n’auraient ni plus ni moins de sens que celle-ci, dans un univers lui-même sens dessus dessous et pourtant tout à fait à l’endroit17.
Aussi le roman constitue-t-il pour son auteur, par le détournement spéculaire du chat de Schrödinger, une expérience de pensée analogue à la boîte-miroir de Ramachandran :
Alors, faisons comme si j’avais tout inventé. Ce soir – qui fut celui de la première ou de la dernière fois – où, pour distraire mon chagrin, j’ai imaginé que quelque chose, sous mes yeux, dans l’ombre d’un jardin, se manifestait sous forme de chat18.
C’est là une expérience de pensée implicite qui double celle, explicite, de Schrödinger, et surtout, peut-être d’Everett – puisque les nombreux motifs spéculaires sont associés à l’interprétation vertigineuse d’Everett : celle d’un « univers à l’envers dépêchant vers nous ses antiphénomènes afin que, par un mouvement de balancier, puisse ne pas rester tout à fait inexpliqué ce grand jeu par lequel ce qui est et ce qui n’est pas participent également de l’insondable mystère qui les contient19 ».
Ainsi la fable du « peuple des miroirs » que conte le narrateur prolonge-t-elle ici le sous-texte carrollien, présent dès L’enfant éternel et disséminé au fil de ce nouveau récit consacré à la traversée du miroir de l’Alice perdue : Everett et Schrödinger sont comme le Lièvre de mars et le Chapelier fou, et « l’anti-chat » du Cheshire se retrouve perché sur le noyer, le « sourire de quelque chose s’épanouissant dans le vide ».
Mais attention, rien ne relève d’une expérience univoque (puisqu’« être ou ne pas être cesse d’être la question ») : la boîte-miroir du chat de Schrödinger est réparatrice et ne l’est pas ; d’un côté elle rend possible la représentation d’un sweet hereafter – dans le refuge du rien, dans l’espace vide et le spectacle stupéfiant du jour qui prépare l’apparition du chat après la mort de l’enfant – et de l’autre elle manifeste le fait que « le désastre de ce qui a eu lieu, il n’y a rien qu’on puisse faire afin de le réparer pour de bon20 ».
Il s’agit à la fois de libérer la douleur et de ne pas se libérer de la douleur ; faire comme si l’on croyait à la réparation possible du membre fantôme, tout en sachant que cela ne tient qu’à l’illusion du miroir ; accepter « la conviction et la conviction inverse », comme le font les romanciers autant que les savants.
Comme le symbole du pendu dans le tarot de Marseille qui, comme tous les symboles dit une chose et son contraire (ils tournent selon Gilles Deleuze), la boîte-miroir du récit montre à la fois « une moue de dérision » et « l’éclat d’un grand rire silencieux célébrant avec bienveillance le formidable et fastueux non-sens d’être au monde21 ».
Car dans cette « extase du vrai », le narrateur est lui-même mort et vivant : anti-soi comme l’anti-chat de sa fable ; enclos dans la boîte-miroir (le nutshell shakespearien) du roman ; assigné à l’écriture d’une « histoire vraie » qui est concentrée dans la sensation du passé perdu comme « dans le coffret de silence où elle reste suspendue » : « dès qu’on soulève le couvercle de la boîte, alors tout s’effondre » ; la « vérité vide de la vie22 » est versée dans le récit comme la sensation de ce qui est perdu est versée, si sensible et tangible, dans le corps fantôme.
Et en ce sens, l’auteur (la distinction avec le narrateur n’importe guère dans les « romans » de Forest), qui se fait appeler, à force, « Schrödinger », connaît un peu la même expérience que le physicien du même nom : sa fable lui échappe, quelqu’un d’autre (le lecteur, moi) en fait encore autre chose, une autre expérience de pensée (un hommage aussi, quand même).
Philippe Forest-Schrödinger n’a pas voulu parler de la douleur fantôme. Mais moi, j’en fais la fable secrète du roman23. Dans ma théorie (qui n’a, depuis le début, rien d’utile à la physique quantique), tout le corps du chat de Schrödinger a disparu, et c’est ce corps perdu – « sans queue ni tête » – qui est à la fois vivant et mort dans la boîte mentale du physicien ; c’est ce corps perdu – un chat comme un enfant, une Alice du Cheshire – qui matérialise l’entreprise du récit pour ce Schrödinger de malheur qu’est Philippe Forest.
Le miroir, après tout, c’est une utopie,
puisque c’est un lieu sans lieu.Michel Foucault
Si je me suis écarté de l’histoire, le temps de cette micro-lecture du roman de Philippe Forest, c’est pour mieux y revenir à présent, et faire apparaître, au miroir du Chat de Schrödinger, un principe plus général du roman contemporain : la façon dont l’écriture de l’absence, plutôt que de remonter le cours des traces du passé, peut choisir bien autrement, avec toutes les ressources de l’imagination, la solution d’une mise en abyme spéculaire de la disparition.
C’est le cas dans le roman de l’écrivain bosno-américain Aleksandar Hemon, Le projet Lazarus : roman de la confrontation d’une figure autofictionnelle de l’auteur, Vladimir Brik, au monde qui l’entoure et à l’histoire qui sous-tend ce monde – à travers le portrait romanesque d’un alter ego, un portrait en miroir ou en « repoussoir » : celui de Lazarus Averbuch, émigrant juif assassiné en 1908 par la réaction antisémite et anti-anarchiste de la police de Chicago.
Que faire, au présent, de la mémoire du passé, de la douleur fantôme d’un « passé qui n’est jamais mort, qui n’est même pas passé » (selon l’expression de William Faulkner, reprise par beaucoup, dont Hannah Arendt dans la préface de Between Past and Future24) ?
Le roman d’Aleksandar Hemon est caractéristique de cette façon d’appréhender l’histoire comme une difficulté au présent, pour le narrateur même du récit, placé dans une « brèche dans le temps » personnel (pour rappeler encore Arendt) : Vladimir Brik est un double fictionnel de l’auteur, écrivain bosniaque de Sarajevo émigré à Chicago avant le siège de sa ville ; et le roman raconte comment, à partir d’un projet d’écriture consacré à la mort en 1908 de l’anarchiste (ou du prétendu anarchiste) émigré de Galicie à Chicago, Lazarus Averbuch, le narrateur entreprend, par une décision presque irrationnelle et irrépressible, de revenir sur les lieux de la jeunesse européenne de Lazare, et ce faisant, de revenir sur les lieux de sa propre jeunesse, à Sarajevo – au risque de rompre ses récentes amarres américaines, et de quitter ainsi le « sol de la réalité » pour la « fiction », le « nid dans l’air » (aurait dit Imre Kertész25) de la résurrection du passé.
À dire vrai, cette décision n’est pas si irrationnelle que cela, car elle est sollicitée par le projet même d’écriture, tel qu’il apparaît à l’incipit : « La date et le lieu, ce sont les deux seuls éléments dont je sois sûr : 2 mars 1908, Chicago. Au-delà, c’est la brume de l’histoire et de la douleur, où je me plonge maintenant : […]26 ».
Soit : la certitude d’une date et d’un lieu, mais aussi l’incertitude brumeuse qui l’entoure, le halo de douleur de l’histoire, qui engendre, par l’occasion (par le kairos, dirait Michel de Certeau), le saut dans le vide.
Une décision, donc, sollicitée par le projet même d’écriture (et son financement typiquement américain) ; mais aussi engendrée sur le conseil de Rora, l’ami photographe et double biofictionnel de Velibor Bozović, l’auteur des photographies du livre. Rora qui, mine de rien, entraîne bien plus le narrateur sur la pente de son récit que celui-ci n’entraîne Rora (c’est d’ailleurs l’un des fils narratifs majeurs du roman) :
Rora avait raison : il fallait que je remonte la trace de Lazare jusqu’au pogrom de Kichinev, à cette époque d’avant l’Amérique. Il fallait que je réimagine ce que je ne pouvais récupérer. Il fallait que je voie ce que je ne pouvais imaginer. J’avais besoin de sortir de ma vie à Chicago et de passer du temps dans la profondeur désertique de l’ailleurs27.
Remonter la trace, réimaginer, et finalement voir. Passer du temps dans la profondeur désertique de l’ailleurs – dans un « nulle part où aller » qui se teinte constamment d’autodérision et d’ironie28.
~
Aussi Le projet Lazarus est-il à la fois le récit de l’écriture et le récit d’une errance fantomatique vers un point d’origine qui, étant « nulle part », est aussi un nouveau point d’arrivée, par superposition des histoires – car le fil d’Ariane de Lazarus Averbuch conduit bien Brik finalement « quelque part » : à Sarajevo29.
C’est à cette historicité palimpseste que le roman se consacre, à la fois avec sérieux et humour : à cette superposition des temps que permet l’écriture en parcourant les lieux de la hantise du passé ; à cette « stéréométrie » des temps (étagés dans l’espace) qu’évoque autrement W.G. Sebald dans Austerlitz – lorsque, dans Teresienstadt peuplé des fantômes du passé, le narrateur a « l’impression que le temps n’existe absolument pas, qu’au contraire il n’y a que des espaces imbriqués les uns dans les autres selon les lois d’une stéréométrie supérieure, que les vivants et les morts au gré de leur humeur peuvent passer de l’un à l’autre30 ». C’est ce à quoi correspond précisément (outre l’usage des photographies, je vais y revenir) l’expérience du retour à Kichinev puis à Sarajevo : « Marcher avec [Rora] dans une rue de Sarajevo baptisée du nom d’un poète mort, c’était une expérience insolite. Tout était tel que je me le remémorais, mais aussi tout à fait différent ; je me sentais comme un fantôme31 ».
Dans la citation précédente, on a plusieurs éléments clés du roman : la répétition à distance et la différence, la remémoration sans accomplissement, le retour sur les lieux du passé qui fait de soi-même un fantôme32. Et il y a aussi la mise à distance par le récit de cette expérience (« marcher… c’était une expérience insolite ») : la capacité de raconter, le pouvoir de faire une histoire de cela – et ce pouvoir, ici, est essentiel.
Dès le début du roman, on aperçoit que la « remontée » des traces de Lazare (sa seule résurrection possible, par l’écriture de son histoire – sur le fonds documentaire dont hérite Hemon lui-même) recouvre des enjeux multiples et à plusieurs niveaux.
Sur un premier plan, le récit est celui de l’enquête historique sur l’assassinat de Lazarus Averbuch (historia comme enquête et comme compte rendu de l’enquête), à Chicago puis dans l’ancienne Galicie (Ukraine et Moldavie) : il intègre des documents consultés à la Chicago Historical Society (fiches de police, articles de journaux, photographies, extraits de discours de l’époque, carnets des protagonistes) ; mais surtout il prolonge et complète ces documents en se glissant dans les vides des témoignages, en reconstituant33 les pensées, les sentiments, les rêves même, l’histoire non écrite de Lazare, Olga et Isador, Hermann Taube et la communauté juive de Chicago (qui veut éviter la « résurrection de Lazare » en révolte et risque d’un nouveau pogrom) ; il imagine même le pogrom de Kichinev, à l’origine de l’émigration de Lazare et sa sœur. Au-delà de l’enquête, confronté à la disparition des traces, il s’agit ainsi pour le narrateur de rejoindre par l’imagination une expérience vive du passé, une véritable émigration du témoignage.
Aussi le récit est-il aussi bien, sur un second plan, récit au présent (proche) du déplacement (une sorte d’immigration rétrospective et rétroactive) d’Amérique en Europe, qui accompagne la genèse de l’écriture du roman : en même temps que se raconte le voyage de retour (la nostalgie active) vers l’Europe, c’est le récit de l’histoire de l’écriture qui se déploie, depuis la phrase liminaire jusqu’au gros plan final sur la main d’écrivain (tuméfiée mais réparable, prête à écrire le roman).
De fait, le double ancrage géographique des histoires est aussi essentiel que la double portée historique de l’écriture.
~
Ce sont deux histoires américaines : Lazare et Brik à Chicago, un siècle de distance entre la xénophobie officielle de la police et les bonnes intentions de la famille conservatrice de Mary, incapable d’entendre le malaise persistant du Bosniaque immigré – avec amorces de parallèle entre la vision des anarchistes au début du siècle et la crise du terrorisme au présent.
Et ce sont deux histoires européennes : Lazare à Kichinev, Brik à Sarajevo – le pogrom de l’Empire (tsariste), les déchirures du post-Empire (soviétique), les pratiques génocidaires renouvelées.
Ou plutôt ce sont plusieurs histoires européennes, car l’histoire bosniaque est elle-même dédoublée : Rora et Brik à Sarajevo, c’est l’histoire de celui qui est parti avant la guerre, et l’histoire (les histoires) de celui qui a vécu, très directement, le siège de la ville et les folies qui lui sont liées – l’horreur des snipers (avec l’histoire édifiante du mari d’Azra, parti rejoindre les milices tchetniks sur les collines surplombant la ville, et tirer sur femmes et enfants), mais aussi l’histoire de Rambo, le chef de guerre mafieux, faisant affaire avec l’ennemi par le biais du Tunnel sous l’aéroport, et survivant à tout.
Entre toutes ces histoires, les jeux spéculaires sont très nombreux, aussi bien par les noms (Schuettler, Miller – le nom du journaliste de l’affaire Averbuch et du journaliste du siège de Sarajevo), que par les motifs qui sont associés aux histoires : la résurrection de Lazare, bien sûr (je vais y revenir), les fantômes, mais aussi le tunnel (le tunnel de Sarajevo est baptisé « tunnel des rats » en référence au tunnel qui jouxte le Field Museum de Chicago, et la figure du tunnel, liée au motif de la résurrection, sert de métaphore aux expériences centrales des divers niveaux de l’histoire).
Or cet ancrage multiple à effets spéculaires, cette stéréométrie des histoires contribue à lier l’un à l’autre récit du passé34 et genèse du roman : ces deux plans du récit sont de facto alternés, puis progressivement entrelacés, parfois de façon quasi insensible dans les dernières séquences qui intègrent l’histoire d’Olga à celle du narrateur – en même temps qu’elles ont donné à l’histoire de Rora une ampleur constamment grandissante.
L’anarchiste, le photographe et l’écrivain, ce sont ainsi comme trois figures, trois facettes du romancier : celui qui voulait écrire et en a été empêché (Lazare) ; celui qui savait raconter mais qui laissait à d’autres le soin d’écrire pour lui préférer la photographie (Rora) ; celui qui écrit à la place des deux autres, et pour soi-même (Vladimir).
Soit : le martyr (témoin, en grec), le conteur et le romancier.
On pourrait ajouter Isador au tableau, qui est un peu à Lazare ce que Rora est à Vladimir Brik – le double inverse, celui qui va « se sauver », en ressuscitant :
Quand [Isador] revient à lui, il a la mâchoire palpitante de douleur ; il sait qu’il est dans le cercueil. […] Il y a un corps mort sur le sien. […]
Elle se tient là, au bord de la fosse, Olga Averbuch, la sœur endeuillée, car sans elle tout cet édifice de clôture et d’unité s’écroulerait et s’effondrerait dans la tombe de Lazare. […] Lazare Lazare Lazare … comme si ce mot pouvait le ramener à l’existence. Pourtant, il ne se relève pas. […]
On force le couvercle du cercueil. […] [Isador] se redresse, s’assied, regarde autour de lui. « Suis-je mort ? » demande-t-il en allemand. Les hommes lui rient au nez, puis ils l’aident à éclore. […]
Le chapeau de Taube rebondit entre eux sur le siège, comme s’il renfermait un lapin. Elle le soulève, mais il n’y a rien. […] « Votre ami Maron est bien protégé, en lieu sûr. Nous espérons réussir à le faire disparaître au Canada. […] Vous ne le reverrez plus jamais35 ».
Dans le récit alterné de la résurrection d’Isador et de l’enterrement de Lazare, il y a à la fois une gravité douloureuse (le hurlement d’Olga) et un plaisir évident du récit, avec les effets burlesques de la sortie du tombeau d’Isador (comme un lapin sort du chapeau) : c’est le moment où le narrateur a porté sa maîtrise du passé au point où il peut lâcher la bride à l’art du conteur.
Car ce que raconte le roman, c’est aussi la reconquête, par Brik l’Américain, de la faculté de raconter qui est selon lui celle des Sarajeviens, de cette espèce d’âge d’or de l’insouciance du récit, où peu importe la « réalité » (cette idole américaine) pourvu qu’il y ait une bonne histoire.
Cette fabrique des histoires dont Rora est le maître, le narrateur en hérite progressivement, à la fois avec la crédulité de l’émigré devenu « américain » et la « mise en suspens de l’incrédulité » du narrataire typiquement bosniaque :
L’incrédulité était en suspens, en permanence, car personne n’attendait une vérité de l’information, non, rien de plus que le plaisir d’avoir sa place dans l’histoire et de peut-être la faire passer pour sienne. En Amérique, c’est différent : la perpétuation incessante de fantasmes collectifs rend les gens affamés de vérité, de rien d’autre que la vérité – la réalité est la matière première américaine la plus solide36.
Rora dispense ainsi, en maître du roman, les histoires du siège de Sarajevo (Rambo, Miller, etc.) – dont Azra moque et pleure, in fine, le tragique mélange de fausseté et de vérité37. Rora dispense ses histoires, et en fait profiter Brik : « Just enjoy the story38 ».
Le roman, ainsi, « profite » des histoires de guerre de Rora, et aussi – c’est important pour l’équilibre particulier du roman – profite des histoires drôles à la mode bosniaque, les histoires de Mujo et Suljo (autre figure du dédoublement). Des histoires qui réécrivent avec tout l’humour bosniaque la condition néo-kafkaïenne d’immigrant et l’illusion du rêve américain :
Tu ne connais pas la blague, m’a dit Rora, où le petit Mujo demande à sa mère d’où viennent les enfants, et elle lui répond : Eh bien, j’ai versé un peu de sucre sous le tapis avant d’aller dormir et, le lendemain matin, je t’ai trouvé là. Le Petit Mujo verse un peu de sucre sous le tapis avant d’aller dormir. Le lendemain matin, il y trouve un cafard et s’écrie : Espèce d’enfoiré, si tu n’étais pas mon frère, je t’écrabouillerais39.
Des bonnes histoires de métamorphose, donc, qui trouvent leur équivalent, chez le narrateur, dans celles de la résurrection – les histoires de Lazare et de « Monsieur Christ » –, mais en se teintant d’amertume, car ces histoires absurdes ne font plus trop rire Brik l’Américain : « C’était peut-être de cela que M. Christ avait privé Lazare. […] Après avoir été chassé du lit confortable de l’éternité, Lazare avait erré dans le monde, sans abri pour l’éternité, avec la peur de s’endormir pour l’éternité, rêvant de rêver. Tout cela m’a mis sacrément en colère40 ».
Lazare est comme une figure de l’errance et de l’émigration, dans le temps et la géographie : une figure fantomatique à la recherche de laquelle se sont attelés le romancier et aussi le photographe – d’une façon ironique et sérieuse à la fois. D’une façon sérieuse, car des photographies ponctuent le rythme du récit en manifestant comme physiquement le « retour du mort » comme disait Roland Barthes41 ; mais cette résurrection du Spectrum de Lazare, de Kichinev et de Sarajevo dans le récit illustré a aussi une dimension ironique : Rora, qui ne veut pas être pris en photo, n’échappe pas à la malédiction mortelle de l’appareil photo, lors de la péripétie finale ; de plus, aucune des photographies que ne cesse de prendre Rora n’est susceptible, selon les lois de cette péripétie, d’être exposée dans le roman – et c’est d’ailleurs là, comme le fait voir la toute première photographie (ce portrait spéculaire du romancier – ou du photographe ?), le signe véritable de l’échange entre fiction et réalité, ou plutôt entre un niveau de fiction ou de réalité (celui de Brik et de Rora) et un autre niveau de fiction ou de réalité (celui de Hemon et de Bozović, ce niveau de fiction ou de réalité qui est aussi bien le nôtre, celui du Spectateur-lecteur).
Car ce que fait voir la photographie dans le roman, c’est seulement ce à propos de quoi le narrateur écrit, et aussi, certainement, le romancier qui se cache derrière lui : cela qui, dans sa (leur) vie, risque sans cesse de se transformer en absence. « À peine exposé à la lumière d’une nouvelle vie, le vieux film du passé commun se désintègre. C’est aussi à propos de ces choses-là que j’écris42 ».
Ainsi reformule-t-on la question du début : Comment exposer à la lumière le vieux film du passé, sans qu’il se désintègre ?
Tout simplement en le déplaçant dans la fiction. Et en utilisant pour cela la double ressource de la douleur (ou de la tristesse) et de l’humour.
Il y a de nombreuses façons, dans le roman, d’associer douleur et humour, de faire de cette association le moyen d’un déplacement d’un lieu ou d’un temps à un autre, et de permettre la reconnaissance à travers ce déplacement d’une identité plus profonde – la reconnaissance d’une identité qui finit par supplanter les déchirures du passé et qui sert de modèle à l’écriture.
Car ce que traduit le « retour à Sarajevo » des deux Bosniaques américains, c’est cette pente nostalgique et ironique à la fois de la mémoire du passé au temps présent : le désir de percer le mystère de Lazare pour Vladimir, le désir de revoir Azra pour Rora, certes, mais aussi et surtout le besoin de surmonter la mélancolie du deuil dans une espèce d’épiphanie négative, de révélation ironique de soi-même, du rapport de soi au monde – comme dans le très beau passage du cimetière à Kichinev :
C’était tout, le monde des morts. […] Tout ce que j’avais été existait désormais très loin ; j’étais arrivé ailleurs. J’étais incapable de me rappeler depuis combien de temps j’avais quitté Chicago et Mary. J’étais incapable de me rappeler son visage, à quoi ressemblait notre maison, ce qu’était ce que nous appelions la vie.
Pourquoi m’as-tu laissé me perdre dans ces bois, Mary ? Je t’ai aimée parce que je n’avais nulle part où aller. […] Tu ne m’as jamais connu, rien de moi, de ce qui est mort en moi, de ce qui vivait invisiblement en moi.
Une partie de ma vie s’est achevée là, au milieu de ces tombes vides ; c’est alors que j’ai entamé le deuil. Je peux vous l’avouer, maintenant, maintenant qu’il n’y a plus grand-chose d’autre que le deuil43.
Comme partout dans le roman, la gravité mélancolique de la douleur et du deuil glisse vers l’ironie et l’autodérision – comme avec le motif christique-dantesque-kafkaïen (« pourquoi m’as-tu laissé me perdre dans ces bois ? »), déplacé d’Olga à Vladimir, ou encore comme dans la très belle « hallucination du moi » qui suit immédiatement ce passage :
C’est moi, me suis-je dit. Cette femme c’est moi. […] Cette pensée délirante s’est répercutée dans ma tête. […] Elle était moi, Rora était moi, et ensuite nous sommes tombés sur l’homme du banc […] – et cet homme, c’était moi, lui aussi. Le seul qui n’était pas moi, c’était moi44.
Puis avec la façon dont cette hallucination épiphanique négative n’a en réalité fait que déplacer, dans l’élément du pogrom historique, la blague bosniaque de Mujo et Suljo (reprise ensuite par Hemon dans The Book of My Lives) dont se souvient alors le narrateur et qui clôt la séquence :
Mujo a quitté Sarajevo et il est parti pour l’Amérique. Il a régulièrement écrit à Suljo, en tâchant de le convaincre de le rejoindre. Mais Suljo ne voulait pas, il répugnait à quitter ses amis et la kafana. Finalement, au bout de quelques années, Mujo le convainc et Suljo s’envole, franchit l’océan et Mujo l’attend à l’aéroport avec une énorme Cadillac. Depuis l’aéroport, ils roulent vers le centre-ville et Mujo dit : Tu vois cet immeuble, haut de cent étages ?
Je le vois, fait Suljo.
Eh bien, c’est mon immeuble.
Joli, dit Suljo.
Et tu vois cette banque au rez-de-chaussée ?
Je la vois.
C’est ma banque. Et tu vois cette Rolls-Royce garée devant ?
Je la vois.
C’est ma Rolls-Royce.
Félicitations, concède Suljo. Tu t’es bien débrouillé.
Ils roulent vers la périphérie et Mujo désigne une maison, aussi grande et blanche qu’un hôpital.
Tu vois cette maison ? C’est ma maison, lui annonce Mujo. Et tu vois cette piscine, format olympique, près de la maison ? C’est ma piscine.
Il y a une femme superbe, bien balancée, qui prend un bain de soleil devant la piscine, et il y a trois enfants très sains et tout joyeux qui nagent dedans.
Tu vois cette femme ? C’est ma femme. Et ces enfants sont mes enfants.
Très joli, dit Suljo. Mais qui est ce jeune homme musclé et bronzé qui est en train de masser ta femme ?
Eh bien, fait Mujo, c’est moi45.
Ici, le dernier mot est laissé à l’excellente blague de Rora. Mais l’humour plein de dérision n’a pas entièrement levé la mélancolie du deuil ou de la séparation : il l’a simplement teintée, à la manière des histoires juives, d’une couleur ironique qui traduit bien la tonalité du roman tout entier.
Car Le projet Lazarus est aussi un livre virtuose sur les résonances multiples, comiques et tragiques, d’une même histoire, qui se déplace sur le fil entre fiction et non-fiction.
À commencer par l’histoire de Lazare :
Connais-tu l’histoire de Lazare, dans la Bible ? […] Eh bien, Lazare est mort, et sa sœur est amie avec un certain Jésus-Christ, le prophète et le faiseur de miracles du coin, alors elle lui demande d’intervenir. Et M. Christ se livre à sa combine, il se rend dans la grotte où l’on a planqué Lazare le mort. Il l’appelle, qu’il s’avance, et Lazare se relève d’entre les morts. Il chancelle, revient à la vie, et disparaît. Et M. Christ devient encore plus célèbre.
Ce n’est pas terrible, comme histoire.
C’est assez faible, je suis d’accord. Mais ensuite, Lazare est allé à Marseille avec sa sœur. Et ça, c’est une histoire. […] Peut-être qu’il n’est plus jamais mort. Il serait toujours dans les parages, toujours non mort, entièrement oublié, si ce n’est qu’il a joué le rôle du lapin blanc dans le numéro de magie de M. Christ46.
Le Lazare de la Bible ressuscite comme le lapin blanc sort d’un chapeau de magicien ; mais le Lazare d’Olga, lui, ne ressuscite jamais – et le chapeau de Taube demeure toujours vide : « Taube laisse choir son chapeau sur le bureau, puis le soulève aussitôt, comme pour vérifier s’il n’y a pas quelque chose dessous. Il n’y a rien. Le rien est partout47 ».
Dans ce monde où le rien (où Rien) est partout, les seuls qui ressuscitent sont ceux qui sont dissimulés dans leur tombeau, les faux cadavres : comme Isador, le bon, ou comme Rambo, le méchant – tous deux sauvés, ressuscités par la même ruse (odysséenne bien plus que biblique).
Aussi est-ce de cette même ruse que se sert l’écrivain : en faisant du roman le tombeau de Lazarus Averbuch, il se dissimule lui-même sous son cadavre, pour mieux renaître à la lumière de Sarajevo !
Car si aucun lapin blanc ne sort du chapeau d’Hermann Taube, si du chapeau de M. Christ n’est jamais sorti que la triste déréliction de Lazare, tout emmailloté dans la malédiction de l’errance éternelle, ici c’est l’auteur lui-même qui sort de nulle part et du chapeau de son récit, comme un lapin (ou un clown) blanc, emmailloté dans son texte et accordé à la réalité (sans trop d’espoir) de l’Europe contemporaine :
Maintenant, je me moquais du futur dans lequel je découvrirais ces photos. […] J’avais l’impression d’avoir acquis la liberté de me sentir en accord avec la constante disparition du monde ; j’étais finalement devenu cet Indien sur son cheval, une branche attachée à la queue de l’animal48.
Et ainsi, en faisant du projet de l’écriture sur Lazarus Averbuch le moyen d’une résurrection ironique (et un peu désenchantée) de l’auteur, Hemon ressuscite aussi, avec lui, me semble-t-il et de nouveau, l’Indien Kafka.
Lazare, du passé mythique au passé historique et au présent, devient ainsi, non seulement une figure de l’immigrant confronté à la nécessité de « tout reprendre à zéro », de « se dessouvenir » du passé, mais aussi une figure spéculaire de l’écrivain, comme un jeune Kafka ressuscitant, sans cesse, au fil des catastrophes historiques.
Car c’est parce que le narrateur-écrivain-émigré demeure incapable de se dessouvenir de sa vie antérieure que « l’affaire de Lazare » devient le projet Lazarus : usant de la ruse d’Ulysse (puisque Rien est partout, mon nom est Personne : appelez-moi Averbuch, Brik, Kafka ou Hemon, c’est pareil), l’écrivain transforme la douleur fantôme du pays perdu en une errance rocambolesque et humaine, triste et dérisoire, tragique et pleine d’espoir – et en la reconquête, la reprise, par là même, de l’autorité sur sa vie comme sur son écriture.
Seul le très grand art fortifie sans consoler.
Iris Murdoch
Dans la boîte-miroir du roman, le traitement de la douleur fantôme opère, bien souvent, par la mobilisation d’un hypotexte (plus ou moins) secret – comme dans le troisième et dernier exemple choisi pour illustrer ici l’épigénétique du secret : le roman de l’Espagnol Javier Cercas intitulé À la vitesse de la lumière, où le motif de la spectralisation de l’existence dans l’expérience du malheur (du trop-plein de la guerre ou du vide de la gloire) recourt au traitement-miroir de la nouvelle « A Clean, Well-Lighted Place » (« Un endroit propre et bien éclairé ») d’Ernest Hemingway.
Comment réussit-on à vivre ? Que faire de la « vérité sans usage » de la littérature (comme l’appelle Philippe Forest) ?
Telles sont les questions centrales du roman, qui les aborde en superposant un double plan diégétique : l’histoire de Rodney, le vétéran du Viêtnam inexorablement conduit au suicide par l’impossibilité de s’affranchir de son histoire et de la raconter ; et l’histoire du narrateur, ami de Rodney et écrivain à succès, qui trouve dans la gloire et ses faux-semblants l’occasion d’une chute tragique et vertigineuse. Cette chute s’apparente à celle du vétéran et le conduit, dans un processus en miroir des expériences, à tenter, finalement, d’y survivre en racontant ensemble son histoire et celle de Rodney.
Le roman est à la fois le récit de cette double histoire, et le récit de l’écriture de ces histoires : un récit de l’écriture « apocryphe, clandestine et invisible, bien que plus réelle que si elle était vraie49 », de deux histoires imaginaires extraordinaires, établies en miroir l’une de l’autre. Un récit d’écriture qui touche à l’impossibilité de donner un sens univoque à l’expérience, et à la façon dont la quête, malgré tout, de ce sens confère aux histoires personnelles dont on cherche, sans espoir, à percer le mystère, une exemplarité impossible et idéale. Un récit qui, dans la réduplication à distance des expériences – marquées par la violence de la mort et la torture du mensonge –, traduit, non pas tant « le sens ou l’illusion de sens » de la vie vécue, que la possibilité de regarder en face cette vie vécue : la possibilité, grâce à l’écriture, d’être « occupé à vivre plutôt qu’à mourir » – selon les paroles de la chanson de Bob Dylan qu’aime Rodney et qui sert aussi de modèle au roman, It’s Alright, Ma (I’m Only Bleeding). Un roman « contre-factuel », enfin, qui invente un destin possible de son auteur, Javier Cercas, à la suite du grand succès de Soldats de Salamine, et en l’inscrivant dans la lignée exemplaire d’Hemingway : le narrateur précise d’ailleurs qu’il trouve la solution ultime du roman en décidant de l’écrire « sous pseudonyme », comme si la vie de « Javier Cercas » ne faisait en réalité que dissimuler la vie « apocryphe et clandestine » d’un tout autre écrivain, cette vie « réelle » dont le roman raconte un épisode exemplaire50.
Le roman, à un premier niveau, est le récit d’une enquête sur la vie de Rodney Falk (une vie dont le secret le plus enfoui consiste dans le fond à ne pas vouloir avoir de secret) ; mais à un second niveau, l’enquête sur Rodney devient le moyen d’un récit autobiographique du narrateur (double imaginaire de l’auteur) sur la déroute de sa propre existence, et sur l’impossibilité dernière de lui donner un sens.
C’est donc avant tout un principe spéculaire qui guide le roman – comme s’il s’agissait de dire : le récit d’une autre vie que la mienne (celle de l’Américain de Rantoul, Illinois, ancien « Vet », meurtrier monstrueux et homme honnête – « mon semblable, mon frère » selon la formule baudelairienne que reprend le narrateur à plusieurs reprises) permet de faire, à son image identique et inverse51, le récit de ma propre vie – celle d’un meurtrier malgré lui, d’un écrivain dont la « porte en pierre » de l’égoïsme et du malheur ne peut s’ouvrir qu’au terme d’un véritable voyage au bout de l’enfer.
Au cœur de cette identité spéculaire se tient, donc, la question de « l’horreur en nous52 » et de la déroute du sens (ou de son illusion). La confrontation à l’horreur est ce qui unit les deux destins – ça, et l’horreur de se voir soi-même dans la tentative d’écrire sur son expérience : la façon dont Rodney est caractérisé par l’histoire du Viêtnam et l’écriture des lettres de guerre trouve son équivalent analogique dans la déroute et la bataille du narrateur dans la seconde partie.
Ainsi la quête de vérité du narrateur fait-elle écho directement, comme en miroir, à l’horreur et au non-sens qui accompagnent tout au long du roman le portrait de Rodney :
À un moment donné, faisant les cent pas dans le hall pour tuer le temps, j’ai eu l’impression fugace de reconnaître quelqu’un ; surpris, j’ai reculé mais je n’ai vu que le reflet de mon visage dans un grand miroir accroché au mur. […] J’ai pensé que j’étais en train de changer de peau et que c’était là le rivage où je devais aborder, j’ai pensé au poids du passé et à la boue du sous-sol et à la clarté promise du grand jour, et j’ai pensé aussi que, même si l’objectif de ce voyage était chimérique ou absurde, le fait de l’avoir entrepris, lui, ne l’était pas53.
« Voyage absurde », donc, car la vérité n’est pas explicable, mais voyage qui permet justement de comprendre qu’il est impossible d’accorder un sens quelconque à l’expérience. Le récit va ainsi d’erreur d’interprétation en erreur d’interprétation, pour approcher la valeur (comme on parle en mathématique de valeur approchée) des vies vécues.
Et cette dynamique, c’est à la fois celle de l’interprétation quand elle cherche l’exemplarité d’une histoire et échoue à la définir ; et c’est celle de l’écriture qui, tout en s’apercevant que l’interprétation exemplaire est impossible, prend le relais de cet échec et en fait autre chose, c’est-à-dire une possibilité de survie. Alors qu’aucune des histoires n’a de sens par elle-même, c’est précisément leur parenté, leur écho mutuel, la façon dont chacune réécrit l’autre (celle de Rodney et celle du narrateur, mais aussi la nouvelle d’Hemingway, « Un endroit propre et bien éclairé », comme la chanson de Bob Dylan) qui définit la réussite du roman lui-même :
Comme dans une brusque illumination, j’ai alors eu l’impression de comprendre le comportement de Jenny depuis mon arrivée à Rantoul. […] Comme si les mots avaient le pouvoir de doter d’un sens ou d’une illusion de sens ce qui en est dépourvu, Jenny voulait que je raconte l’histoire de Rodney. J’ai pensé à Rodney, j’ai pensé au père de Rodney, j’ai pensé à Tommy Birban, mais j’ai surtout pensé à Gabriel et Paula, et, pour la première fois, j’ai instinctivement compris que toutes ces histoires étaient en réalité la même histoire, et que moi seul pouvais la raconter.
– Je ne sais pas si elle est terminée, ai-je répondu. Je ne sais pas non plus si je la comprends, ou si je la comprends tout à fait. J’ai repensé à Rodney et j’ai dit : Bien sûr, il n’est peut-être pas nécessaire de comprendre tout à fait une histoire pour pouvoir la raconter54.
Dans cette répétition des histoires, il y a donc une profonde dimension mélancolique, une figure du ressassement et du deuil impossible, un motif qui identifie chacun des protagonistes à « un fantôme ou un zombi55 ». Et ce motif de la spectralisation de l’existence dans l’expérience du malheur (du trop-plein de la guerre ou du vide de la gloire) s’associe avec celui de l’absence de signification et du nihilisme :
J’ai regardé la dalle sur laquelle étaient gravés le dessin d’un garçon en train de lire sous un arbre et une inscription : Rodney Falk. Apr. 6 1948 / Jan. 4 2004 ; à côté de l’inscription, il y avait un bouquet de fleurs fraîches. « Un endroit propre et bien éclairé », ai-je pensé. […]
– En fait, il n’est pas là, a fini par dire Dan. Après un instant d’hésitation, il a demandé : On est où quand on est mort ?
[…] Après quelques secondes, je me suis senti obligé de dire :
– Nulle part.
[…] – Alors on est comme un fantôme ? a-t-il demandé.
– Exact, ai-je répondu, puis j’ai menti sans le savoir : Sauf que les fantômes n’existent pas et les morts, si.
[…] – Bon, a dit Jenny au bout d’un moment durant lequel je ne pensais rien, ne ressentais rien, même pas l’envie de prier56.
Le roman lui-même est un tombeau à la mémoire de Rodney ; mais ce tombeau, ce n’est pas seulement le mort qui l’occupe, c’est aussi le vivant – fantôme ou zombi – qu’est le narrateur, occupant la place que Rodney, son père et sa femme veulent lui faire occuper. Aussi l’espèce de mise en abyme des expériences que raconte le roman, et la tentation pour le narrateur de prendre la place du disparu (en rejoignant Jenny et Dan) figurent-elles indirectement en récit la douleur de l’existence – une « douleur fantôme » pour qui ressent physiquement la présence de ce dont il a été amputé, de ce qu’il a perdu, et qui le hante : « Ils étaient là tous les deux, sur ce bout de papier oublié, comme deux fantômes qui résistent à l’effacement, diaphanes, souriants et intacts. […] Cela me faisait mal comme une amputation57 ».
Cette douleur fantôme, c’est celle de l’apprentissage progressif d’une condition mortelle – et de la compréhension en profondeur d’un texte dont le roman se réapproprie un fragment, celui de la nouvelle d’Hemingway à laquelle faisait allusion le passage au cimetière, « Un endroit propre et bien éclairé », sa « question de la lumière » et sa prière nihiliste, murmurée dans un bar de l’Espagne en guerre :
Je n’éprouvais pas d’horreur, je n’éprouvais pas de nausée, pas même de tristesse, pour la première fois depuis longtemps je n’éprouvais pas non plus d’angoisse ; ce que j’éprouvais était quelque chose d’étrangement agréable que je n’avais jamais éprouvé, comme un épuisement infini ou un calme infini et blanc, ou comme un succédané de cet épuisement ou de ce calme donnant seulement envie de regarder la nuit et de pleurer. « Notre nada qui êtes au nada, que votre nom soit nada, que votre règne nada, que votre volonté soit nada sur le nada comme au nada58 ».
Dans la nouvelle d’Hemingway, cette prière au néant est prononcée par le client sans espoir du bar madrilène, et laisse place, pour finir, à cet échange :
Vous désirez ? demanda le barman.
Nada.
Otro loco más, dit le barman, et là-dessus, il lui tourna le dos59.
Pour qui sonne le Nada ?, pourrais-je demander à Javier Cercas. Mais peut-être risquerait-il de me tourner le dos.
Ou pas. Car comme dans les nouvelles d’Hemingway, il y a beaucoup de conversations de bars dans son roman (comme il y en a en Espagne ou aux États-Unis), et il y a beaucoup de ce qui fait la vie dans les bars (et ailleurs), c’est-à-dire : rien. « Le monde est un endroit vide », dit à Rodney son père, mais le roman, pour le dire, ne cesse quant à lui de le peupler (comme un bar peuple le vide), à la façon dont la prière négative de la nouvelle d’Hemingway remplit de mots le vide qu’elle clame.
Comme dans Soldats de Salamine où le motif éponyme et central apparaît au détour d’une conversation, comme un détail de hasard et anodin, ici le motif du nada à la Hemingway commence en sourdine, pour prendre de plus en plus d’importance, et finir par occuper le centre (névralgique ou d’équilibre) du récit :
– Rodney est mort il y a quatre mois, a-t-il répondu. Il s’est pendu à une poutre de sa remise, chez lui.
[…] Étourdi, j’essayais de ne plus regarder le patron mais de fixer un point derrière le comptoir […] J’ai soudain eu une sensation glaciale de vertige, d’irréalité, comme si j’avais déjà vécu cet instant ou comme si j’étais en train de le rêver : […] un barman […] qui m’annonçait la nouvelle de la mort d’un ami qu’au fond je connaissais à peine et qui peut-être plus qu’un ami était un symbole dont je n’arrivais même pas à saisir complètement la portée, un symbole obscur et rayonnant comme celui que Hemingway avait vraisemblablement représenté pour Rodney. Et, pendant que je pensais à Rodney et Hemingway sans véritablement penser à eux – au suicide de Rodney quatre mois plus tôt dans la remise de sa maison de Rantoul, dans l’Illinois, et au suicide de Hemingway dans sa maison de Ketchum, en Idaho, alors que Rodney n’était qu’un adolescent –, je pensais à Gabriel et à Paula ou, plus exactement, ils sont apparus devant moi, joyeux, lumineux et morts, et j’ai alors senti un désir irrépressible de prier, de prier pour Gabriel et pour Paula et pour Rodney, et aussi pour Hemingway, et à ce moment précis, comme si un papillon venait d’entrer par la fenêtre ouverte du Bud’s Bar, je me suis brusquement souvenu d’une prière qui apparaît dans Un endroit propre et bien éclairé, une nouvelle désespérée de Hemingway que j’avais lue pour la première fois, et si souvent relue depuis, en cette nuit lointaine où le père de Rodney m’avait appelé à Urbana pour me raconter l’histoire de son fils, une prière qui, je l’ai su instantanément, était la seule prière appropriée pour Rodney, car Hemingway l’avait écrite pour lui sans le savoir, bien des années avant sa mort, une prière désespérée que Rodney avait sans doute lue autant de fois que moi et que, je l’ai imaginé une seconde, Rodney et Hemingway avaient peut-être faite avant de se suicider et que Paula et Gabriel n’ont pas même eu le temps de faire : « Notre nada qui êtes au nada, que votre nom soit nada, que votre règne nada, que votre volonté soit nada sur le nada comme au nada60 ».
Comme par un phénomène de plagiat par anticipation, la prière d’Hemingway prépare non seulement la destinée de Rodney (dont elle livre une signification négative : le non-sens du rien), mais aussi et surtout le roman tout entier du narrateur – celui-là même qui se signale, au début, par sa sortie caricaturale et idiote contre l’écrivain américain (dont on a commémoré il y a peu d’années le cinquantenaire du suicide). Aussi la façon dont Rodney imite et caricature à la fois la vie exemplaire d’Hemingway (les combats et le suicide, l’expérience de la vie dans les bars et la mélancolie de l’humanisme, le suicide enfin), tout en confiant au narrateur la mission d’écrire à sa manière (à la manière d’Hemingway – celui de cette nouvelle, ou encore de la merveilleuse nouvelle « Le papillon et le tank » à laquelle le passage fait aussi allusion) et à sa place (à la place de Rodney) : cette façon de faire d’Hemingway et de Rodney à sa suite un symbole à la fois « obscur et éclatant », c’est le moyen proprement littéraire que trouve Javier Cercas pour figurer en littérature l’expérience très particulière qui est celle de ses personnages (le soldat et l’écrivain, le soldat comme un écrivain et l’écrivain comme un soldat) :
« Nombreux sont ceux qui ont écrit de meilleurs romans que Hemingway, […] mais personne n’a écrit de meilleures nouvelles que lui. […] En plus, […] il est très utile comme détecteur d’idiots : jamais les idiots n’aiment Hemingway. » […] Hemingway était pour lui un symbole obscur ou éclatant dont il n’était pas lui-même capable de discerner tout à fait la portée61.
Hemingway en détecteur d’idiots ? C’est une idée géniale ! Mais Hemingway en symbole obscur et éclatant, de quoi s’agit-il ? Peut-être d’un symbole à la façon dont le définissait Gilles Deleuze :
Le symbole est […] une méthode d’Affect, intensive, une intensité cumulative, qui marque uniquement le seuil d’une sensation, l’éveil d’un état de conscience : le symbole ne veut rien dire, il n’est ni à expliquer ni à interpréter, contrairement à la conscience intellectuelle de l’allégorie. C’est une pensée rotative, où un groupe d’images tourne de plus en plus vite autour d’un point mystérieux, par opposition à la chaîne linéaire allégorique. […] Le symbole est un maelström, il nous fait tournoyer jusqu’à produire cet état intense d’où la solution, la décision surgit. Le symbole est un processus d’action et de décision ; c’est en ce sens qu’il est lié à l’oracle qui fournissait des images tourbillonnantes. Car c’est ainsi que nous prenons une véritable décision : lorsque nous tournons en nous-mêmes, sur nous-mêmes, de plus en plus vite, « jusqu’à ce qu’un centre se forme et que nous sachions que faire ». C’est le contraire de notre pensée allégorique : celle-ci n’est plus une pensée active, mais une pensée qui ne cesse de remettre ou de différer. Elle a remplacé la puissance de décision par le pouvoir du jugement62.
Très étonnamment, Deleuze emploie les images mêmes qu’utilise Cercas dans son roman : le maelström et la vitesse de la lumière – le point où, au-delà de tout jugement, l’on atteint une décision.
Dans la répétition et le creusement, le tourniquet des motifs récurrents intégrés à la diversité des histoires, le roman cherche à écrire indirectement, obliquement (« de façon détournée et elliptique63 », comme le narrateur soupçonne que le voulait Rodney), une vérité exemplaire dont aucune formulation directe et simple ne conviendrait – hormis peut-être la prière d’Hemingway, en ce qu’elle est obscure et éclatante. Il y a une dimension quasi poétique du récit, où la musique des « rimes » lexicales et rhétoriques (Finito. Kaputt) et la rythmique des leitmotive sous-tendent la linéarité narrative et remplacent la logique causale, invalidée par le vide de sens : c’est l’exemplarité des « motifs » contre celle des « raisons », en particulier à travers l’image du cyclone, de l’ouragan ou de la « chute dans le maelström » – pour reprendre une image héritée d’Edgar Allan Poe, sensible ici à travers la figure du puits noir dans lequel Rodney tournoie sans fin, puis le narrateur après l’avoir confondu avec le tourbillon de la gloire64.
Ce tournoiement dans l’œil du cyclone rejoint l’autre motif central du roman, qui lui donne son titre : « la vitesse de la lumière », cela même qui symbolise, d’un côté la théorie de la relativité ou de la « réversibilité » du sens et le mélange effroyable de la beauté et de la mort65 ; de l’autre la transfiguration par l’écriture de l’expérience vécue – quand tout semble enfin fini et que passé et avenir se confondent l’un avec l’autre dans la fiction de l’écriture vraie :
Je me suis demandé si c’était cela qu’on voyait en quittant la boue du sous-sol pour la clarté du grand jour, si le passé n’était pas un lieu sans cesse altéré par l’avenir et où rien de ce qui s’était déjà produit n’était irréversible, si ce qu’il y avait au bout du tunnel n’était pas la réplique de ce qu’il y avait avant d’y entrer, je me suis demandé si ce n’était pas cela la véritable fin de tout, la fin du voyage, la fin du tunnel, la brèche dans la porte en pierre. Maintenant, ça y est, me suis-je dit, pris d’une étrange euphorie. C’est la fin. Finito. Kaputt66.
Dépasser la vitesse de la lumière, c’est comme atteindre un point où l’on sort du tunnel pour voir la vérité – cette Gorgone horrifique et belle à la fois que l’écrivain, tel un Persée contemporain (Italo Calvino déjà l’évoquait), parvient à contempler grâce au « bouclier de l’écriture ».
Le roman raconte exactement cela, dans la superposition inexemplaire des histoires et la déroute de la signification morale et même politique (la guerre du Viêtnam se trouvant redoublée par la guerre d’Irak) : une figure de l’écrivain-soldat et du bouclier de l’écriture, un symbole obscur et rayonnant qui, dans l’expérience libératrice de la fin, ne dit rien – rien d’autre que lui-même, rien d’autre que le roman lui-même :
Je le terminerais parce que j’étais écrivain et que je pouvais être autre chose, parce qu’écrire était la seule chose qui pouvait me permettre de regarder la réalité sans me détruire ou sans que celle-ci s’abatte sur moi comme une maison en flammes, la seule chose qui pouvait doter la réalité d’un sens ou d’une illusion de sens […], la fin du tunnel, la brèche dans la porte en pierre, la seule chose qui m’avait sorti du sous-sol au grand jour et m’avait permis de voyager plus rapidement que la lumière, […] la seule façon, même si ce n’était qu’enfermés dans ces pages, de maintenir en quelque sorte Gabriel et Paula en vie, et de cesser d’être celui que j’avais été jusqu’alors, que j’avais été avec Rodney – mon semblable, mon frère –, pour devenir un autre, pour être, d’une façon et en partie et pour toujours, Rodney67.
Et c’est ainsi que l’on voit, tout à la fin, dans la reformulation indirecte, dans le bouclier de la nécessité d’écrire, quelque chose d’autre apparaître : dans l’espace du récit, les disparus continuent d’exister (sortent de leur tombeau), une généalogie secrète se rétablit, et les doubles ne font plus qu’un… Le narrateur cite Charles Baudelaire, et trouve la solution de l’écriture dans un véritable tour de magie final :
Je lui ai expliqué que j’allais publier le livre sous un autre nom, sous un pseudonyme. […] Je mentirais sur tout, mais uniquement pour mieux dire la vérité. Je lui ai expliqué :
Ce sera un roman apocryphe, comme ma vie clandestine et invisible, un roman faux mais plus réel que s’il était vrai. […]– Et il finit comment ? a-t-il demandé.
J’ai embrassé du regard le café quasiment vide et, me sentant presque heureux, j’ai répondu :
– Il finit comme ça68.
Un peu comme dans le tour conclusif du film Usual Suspects (réinterprétation filmique, contemporaine et « pop » du tour d’Agatha Christie dans le Meurtre de Roger Ackroyd), le récit se résout, et même se résorbe dans un geste magique : « il finit… pffuit ! comme ça », dans la coïncidence brutale entre le narrateur et l’auteur, dans un changement de plan de réalité, dans un jeu métaleptique qui donne brutalement l’impression au lecteur de se réveiller d’un rêve pour voir l’auteur le regarder dans les yeux.
C’est comme si toute l’histoire n’avait été qu’une illusion – fondée avec une grande habileté sur la possibilité de raconter de diverses façons possibles cette histoire que racontait déjà la nouvelle d’Hemingway, ou la chanson de Dylan, comme le roman l’avait déjà secrètement annoncé :
Il y avait surtout du rock et pas mal de Bob Dylan. Notamment Bringing it All Back Home, un disque avec une chanson que je connaissais bien : It’s Alright, Ma (I’m Only Bleeding).
Le disque dans les mains, je me suis mis à repasser dans ma tête cette chanson sans consolation qui n’avait pourtant jamais cessé de rendre à Rodney la joie intacte de sa jeunesse, et soudain, tandis qu’en attendant Jenny je me souvenais avec la même précision aussi bien de ses paroles que de sa musique, j’ai eu la certitude qu’au fond cette chanson ne parlait que de Rodney, de la vie annulée de Rodney, car elle parlait de mots sans illusions qui aboient comme des balles et de cimetières bourrés de faux dieux et de solitaires qui pleurent et ont peur et vivent dans un puits conscients que tout n’est que mensonge et qu’ils ont compris trop vite qu’il valait mieux ne pas tenter de comprendre, car elle parlait de tout cela et surtout du fait que celui qui n’est pas occupé à mourir est occupé à vivre. « Maintenant, Rodney ne s’occupe qu’à mourir », ai-je pensé. Et aussi : « Moi, pas encore69 ».
Et ainsi Cercas ne constitue-t-il l’écriture littéraire en valeur qu’une fois le prix payé de la trahison de l’idéal, et après avoir traversé le champ de mines des illusions spéculaires : par cet effet final de résorption magique, le récit revient au début mais en ayant fait du désastre raconté le moyen d’accès à un art du récit capable d’embrasser aussi bien le plus intime et le plus universel, le plus évident et le plus contradictoire. Sortant du puits de noirceur dans lequel le récit a fait ses cercles, le narrateur voit une porte en pierre s’entrouvrir, et c’est l’écriture même du roman qui apparaît70.
Inutile de trop chercher à comprendre, le narrateur du roman a fait son travail, il a traversé sa guerre, il peut se reposer et passer à un autre livre, après nous avoir confié le gri-gri, le talisman, la malédiction de la littérature.
Finito. Kaputt.
Ainsi assiste-t-on aujourd’hui au déplacement du paradigme indiciaire vers d’autres modalités de représentation du passé – à l’exemple de ces trois variations sur le roman comme boîte-miroir de la douleur fantôme, ou encore à l’exemple, on va le voir dans le chapitre 4, de la fabrication spéculaire d’une contre-fiction expérimentale en forme de roman istorique (cette forme de récit fantôme du passé, matérialisé en fiction par la reproduction imaginaire de la parole disparue des témoins oculaires).
La boîte-miroir du roman est celle de nouvelles générations qui tiennent compte, autrement, de l’héritage de la « génération de la post-mémoire » (comme l’appelle Marianne Hirsch71) ou, plus précisément encore, de la « génération 1.5 » comme l’appelle Susan Rubin Suleiman72. Ce sont les nouvelles générations « post-W », en somme : frappées non plus tant par « l’absence de souvenirs » que par la souveraineté vivifiante de la décision d’écriture ; non plus tant par la lettre absente (par la disparition d’e) que par l’autorité de la lettre imaginaire (ce carré ouvert qui fonctionne chez Georges Perec comme un programme structurel). Des générations plus proches encore peut-être (au moins dans l’idéal) de Raymond Federman, dans le « quitte ou double » d’un récit expérimental conçu comme reprise de possession du passé, et détournement épigénétique de ses secrets.
Ce passage, ce renversement, cette révolution par spécularité intertextuelle ou épigraphique (surface-écran en miroir, sens en profondeur) est l’un des secrets les mieux gardés du roman épimoderne. Il contribue directement à la reprise énergique de son propre devenir, en évitant de prolonger plus longtemps le ressassement et la hantise du passé.