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Chapitre 1 – Superficialité

Emmanuel Bouju

Published onApr 22, 2022
Chapitre 1 – Superficialité
·
[prolonge la « légèreté » de Calvino]
[correspond à épi- selon l’idée du contact de surface (en faveur ou au détriment)]
[s’associe aux termes d’épigraphie et d’épigonalité]

Pour Italo Calvino comme pour Leonardo Sciascia, la superficialité est une vertu : elle est ce qui fait apparaître en surface ce qui était caché en profondeur. C’est une notion liée à (ou dérivée de) la « légèreté pensive » qu’invoquent les Leçons américaines – « thoughtful lightness », tout à la fois légèreté de la sensation et lumière de la raison (enlightenment).

De là l’idée d’une épigraphie au sens d’écriture de surface, ou d’écriture « superficielle » dans sa pleine acception : où le jeu des citations, des allusions et des réécritures fait apparaître le discours de la littérature à la surface du texte, tout en convoquant (en provoquant), en profondeur, le commentaire du monde – dans la lignée des livres d’Italo Calvino et de Leonardo Sciascia justement, de Georges Perec ou de W.G. Sebald, pour reprendre quelques figures canoniques de la seconde moitié du siècle dernier.

Aujourd’hui, cette épigraphie définit nombre des résurgences épigonales du modernisme – si l’on prend ici « modernisme » au sens de Modernismus et de la révolution esthétique qui lui est attachée, dans son lien à la crise du sujet, de la représentation et de l’historicisme, depuis la Lettre de lord Chandos de Hugo von Hofmannsthal jusqu’aux derniers textes de Stefan Zweig (ou même jusqu’aux essais de Hermann Broch contre le kitsch) : une résurgence à cent ans de distance, comme une figure cyclique ou spiralaire de l’écriture1.

Car ce ne sont pas seulement les figures d’allusion ou le jeu des citations qui se jouent « en surface » ; ce n’est pas non plus uniquement le principe (hérité de Robert Musil, Hermann Broch, Marcel Proust) des modalités essayistiques enlacées au récit fictionnel ou autobiographique qui fait de cette surface une profondeur secrète : il s’agit aussi de toute une pratique de la fictionnalisation des figures d’écrivains du passé (Franz Kafka, Robert Musil, James Joyce, Henry James, Marcel Proust, Philip Roth, Robert Walser, etc.) comme doubles de l’auteur implicite, toujours à la fois silhouette épigonale et corps épigraphique2.

Aussi le moyen du discours épidictique de surface – éloge du modernisme, tombeau de l’écrivain, exhibition d’une lignée – sert-il surtout un enjeu profond d’autolégitimation et de reconquête d’une autorité d’auteur, par cette forme d’autobiographie essayistique de la réécriture, où dominent à la fois l’ironie du modernisme et la référence chiffrée à ses œuvres principales – en commençant, on va le voir, par Kafka.

C’est de cette façon peut-être qu’il faut considérer l’omniprésence, à la surface du roman contemporain, de cette référence nostalgique au modernisme – comme si à cent ans de distance, toute l’utopie d’une époque était à se réapproprier en profondeur, dans une nouvelle façon de considérer la signature, avec humour et mélancolie mêlés.

Ainsi par exemple de l’œuvre d’Enrique Vila-Matas – sur laquelle je vais d’abord m’arrêter –, et de la façon dont ses narrateurs-doubles autofictionnels viennent réincarner les grandes figures du modernisme : James Joyce, Robert Musil, Emmanuel Bove, Franz Kafka, et surtout l’antihéros de l’écriture, l’écrivain « sans motivation » qu’est Robert Walser, figurant, dans Le mal de Montano et surtout Docteur Pasavento, le processus de désubjectivation de l’auteur (pour reprendre une formule de Giorgio Agamben). Dans toute l’œuvre de Vila-Matas, l’on peut dire que derrière la hantise du passé, derrière la compulsion de la répétition propre à la littérature vécue comme simulacre et « imposture », quelque chose s’écrit qui échappe à l’érosion du temps : quelque chose qui tient à l’identité toujours autre de l’écrivain (l’écrivain scribe et majordome formé par Bartleby et L’institut Benjamenta, comme par les rêves du texte « cousu de citations » de Walter Benjamin3) ; quelque chose qui touche à l’ombre perdue de soi-même – mais que l’on retrouve dans l’éclairage indirect du passé littéraire.

Enrique Vila-Matas prend sur soi le reproche habituel de l’épigonalité de la littérature postmoderniste : mais sous l’apparence du parasitisme ou du psittacisme, il en joue comme le moyen d’une régénération hypertextuelle, ou plutôt épitextuelle donc, au sens d’un prolongement et d’une transformation, en très léger surplomb.

C’est par le biais de Vila-Matas, et aussi par celui de Jean Echenoz dialoguant avec lui – à l’ombre du souvenir de Kafka –, que je commencerai d’illustrer cette « superficialité » épimoderniste, en apparence simplement ludique mais en réalité décisive pour l’avenir du roman contemporain.

L’ENFANCE DE L’ART


Et si l’on était un Indien, prêt sur-le-champ et fendant les airs sur son cheval lancé, on ne cesserait de frémir sur la terre frémissante, jusqu’à larguer les éperons (il n’y avait pas d’éperons), jusqu’à lâcher les rênes (il n’y avait pas de rênes) et on verrait à peine devant soi la terre pareille à la lande fauchée à ras, désormais sur un cheval sans tête et sans encolure4.

Ce fragment du jeune Franz Kafka publié dans Contemplation (Betrachtung) il y a cent ans, Enrique Vila-Matas l’a glosé dans l’une de ses chroniques de Babelia (El País) de novembre 2008 consacrée au livre de Reiner Stach sur les Années de décisions de Kafka – sous le titre de « Kafka en tranvía » – pour évoquer l’enfance de l’écriture, le moment où Kafka n’était pas encore Kafka, mais où tout était possible : « Dans ce court texte juvénile et hésitant, Kafka montre son désir d’être vraiment un Indien, toujours aux aguets, sur son cheval au galop, parcourant sans brides l’ampleur du monde5 ».

Ce fragment du premier Kafka – et la dynamique particulière qu’il suscite en faisant de son énonciateur un Indien fantasmatique, chevauchant librement jusqu’au bord des « décisions », jusqu’au bord en somme de cette ligne de traverse, cette tranvía qui sépare (comme le tramway que prenait Kafka) l’enfance de l’âge adulte, et la réalité de la littérature – cette dynamique indienne, donc, va me permettre d’évoquer le mouvement par lequel un écrivain « fend les airs » de la réalité pour rejoindre ceux de la littérature. Par cette dynamique se dit, me semble-t-il, quelque chose du rêve, sans cesse recommencé, d’Enrique Vila-Matas d’opérer dans la littérature ce mouvement idéal que « Kafka avant Kafka », comme il l’appelle, avait d’abord rêvé : le rêve d’une chevauchée (sans éperons ni rênes) dans la géographie de la littérature – une géographie imaginaire, virtuelle, amérikaine (pour faire référence non seulement à la figure de l’Indien mais aussi, plus directement, au roman de Kafka appelé Amerika ou originellement Der Verschollene, soit Le disparu ou Celui dont on a perdu la trace, un roman clé, on va le voir, dans la bibliothèque du contemporain).

Déjà chez Horace, le motif du cheval servait à figurer ce qu’un narrateur peut ou ne peut pas faire6 : décrire un centaure, oui, mais une tête d’homme au cou de cheval, non. Ainsi peut-on voir dans la métamorphose équine chez Kafka (l’Indien chevauchant un cheval sans tête ni encolure) le premier exercice d’un pouvoir d’écriture inédit, d’un pouvoir inédit d’affranchissement de l’écriture à l’égard des contraintes établies de la représentation. De même que l’on pourrait y voir une lecture littéraliste (à la manière deleuzienne7) ou peut-être une lecture kabbalistique (à la manière blanchotienne8) d’une phrase des Provinciales de Blaise Pascal : « La personnalité humaine a été comme entée ou mise à cheval sur la personnalité du Verbe9. » Je penche pour la lecture littéraliste, non seulement parce que je suis incapable d’une lecture kabbalistique, mais aussi parce que je me souviens de cette phrase de Vila-Matas dans Chet Baker pense à son art qui dit, à propos de ceux qui ont le sens musilien de la possibilité :

Non, je ne parlais pas des idéalistes mais de ceux qui sont capables de mener à terme des desseins non décrétés par Dieu, de ceux qui ont quelque chose de divin en eux : un feu, un vol, un esprit constructeur et une utopie chaque jour de plus en plus élaborée […]10.

C’est exactement de cela qu’il s’agit, avec le fragment de Kafka : cette métamorphose indienne en appelle, dans l’œuvre de Vila-Matas, au sens du possible et à la personnalité du verbe, en les mettant à l’épreuve (et à cheval) dans chacun des déplacements qu’elle orchestre ; et elle signale aussi quelque chose de son air d’enfance et de l’utopie qui s’y rattache.

Le cheval et l’oiseau

L’écriture, en effet, opère chez Vila-Matas comme un déplacement idéalement libre dans l’espace et le temps, et plus concrètement comme un « vol » (un vuelo, et aussi, peut-être, une forme d’imposture, comme le « vol » français permet de l’entendre). L’écrivain a les signes d’identité d’un « être extraterritorial » – comme l’évoque l’essai « Bolaño en la distancia11 » : à force de « perdre des pays », au fil de ses pérégrinations littéraires, il forge une géographie non seulement amérikaine mais même « hinter-nationale » (pour reprendre le qualificatif que Vila-Matas emprunte, dans le « Discours de Caracas » de 2001, à Urzidil, « cet ami de Kafka qui vit et existe derrière les nations12 »).

Cette géographie hinter-nationale, on l’atteint et on la parcourt d’une façon très simple : par la « solution de l’oiseau migrateur », une solution technique inspirée de Jean Echenoz, dont parle Vila-Matas dans Le voyageur le plus lent comme dans Le mal de Montano, en la rattachant à une autre solution technique employée pour les déplacements dans le temps, le « phénomène de mémoire » que Marcel Proust, expert en la matière, attribuait à François-René de Chateaubriand :

À Montboissier, Chateaubriand entend tout à coup une grive chanter. Et ce chant qu’il écoutait si souvent dans sa jeunesse le ramène aussitôt à Combourg, l’incite à changer – et le lecteur avec lui – de temps et de province. Le lieu de la narration se déplace immédiatement.

Il m’a semblé, ce matin, que ce conseil technique, ce phénomène de mémoire, ce procédé de brusque transition ressemblait à l’accablante simplicité d’un procédé dont j’ai eu vent par Jean Echenoz, le romancier français qui, un soir, à l’Aviador – un bar de Barcelone décoré d’hélices et d’écussons, de décombres d’aéroports et de catastrophes aériennes – m’a parlé des transitions brusques mais efficaces qu’il opérait dans ses récits. « Un oiseau passe, m’a-t-il dit. Je le suis. Ce qui me permet d’aller où je veux dans la narration. » Très intéressante leçon à prendre en compte, m’a-t-il semblé, et je me souviens que je me suis dit qu’en considérant les choses ainsi, toute ligne d’un récit pouvait se transformer, par exemple, en oiseau migrant13.

Affiche du film. Andreï Tarkovsky (réalisateur), Nostalghia [DVD], Les Acacias, 2006, 126 minutes. 

On remarquera que l’exemple choisi pour le phénomène de mémoire consistait déjà à déplacer le temps et le lieu (le chronotope) de la narration au chant d’un oiseau (une grive) et au souvenir de l’enfance. Dans la réalité, quand on veut aller de Combourg – ville tout près de laquelle j’habite – à un lieu comme, disons, Barcelone – une ville hinter-nationale, dansant sur les frontières, dans le dos des nations –, le temps s’étire et l’enfance paraît bien loin… Tout au plus peut-on espérer faire, pendant ce trajet interminable, l’expérience épi-vilamatasienne de s’endormir puis de se réveiller sur l’image arrêtée de quelque film d’Andreï Tarkovski – celle par exemple du visage de la belle actrice italienne de Nostalghia, Domiziana Giordano.

De fait (pour reprendre le fil sérieux de mon raisonnement), écrivain et oiseau ont en commun cette solution très indienne du trait de plume en forme de ligne de vol narratif, cette solution indienne et enfantine de l’oiseau migrant (ou migrateur) – solution conçue comme exercice le plus simple, le plus innocent d’une puissance d’autorité qui aurait survécu à toutes les récusations théoriques : un exercice enfantin, démiurgique et magique, en quelque sorte analogue au surgissement des fantômes prôné par Bernardo Atxaga (lequel conseille à Enrique Vila-Matas, pour faire apparaître, disons, le fantôme de Kafka, de dire tout simplement que « Kafka apparaît »).

Et à propos de cette solution géopoétique de l’oiseau migrateur, le narrateur du Mal de Montano précise que la ligne du récit est ainsi, comme dans Cosmos de Witold Gombrowicz, « ordonnée en pointe de flèche ». Relisant cette phrase dans le train qui me conduisait à Barcelone (sans Domiziana Giordano à mes côtés), j’ai pensé que c’était bien là l’utopie indienne qui continuait de galoper parmi les métaphores d’une écriture errante et métalittéraire, métaphores principalement aviaires au demeurant, à l’exemple des « oiseaux de Caracas » (dont Vila-Matas prétend que Kafka est le paradigme, avec Fernando Pessoa et Samuel Beckett).

D’ailleurs, le vol des oiseaux de Caracas rappellerait assez une autre très belle phrase de Kafka : « Que la vie certes conserve la lourdeur naturelle de ses hauts et de ses bas mais que l’on y décèle tout aussi nettement un rien, un rêve, l’effleurement d’une aile14 ».

Cela rappellerait Kafka, comme cela rappellerait Italo Calvino, faisant l’éloge de la « légèreté » dans ses Leçons américaines, et désirant « s’envoler » sur le cheval ailé de l’imagination (comme le « cavalier au seau à charbon » de Kafka, qu’il cite en dernier exemple de ce « mémorandum15 ») ; ou comme cela rappellerait Elias Canetti évoquant, dans le Flambeau dans l’oreille, le « cri des hirondelles » et les « masques acoustiques » que ces cris conduisent à révéler, partout, dans la réalité ventriloque16. Tous, des noms en Ca, on le remarquera peut-être (avant d’y revenir bientôt) : des Cacaniens de Caracas, des Catalans de Capri…

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Ainsi l’écrivain Enrique Vila-Matas écrit-il, au risque de la répétition, du psittacisme, comme s’il chevauchait une hirondelle d’Elias Canetti ou un perroquet de Gustave Flaubert – ou si l’on préfère l’un des oiseaux de Fra Angelico repris au vol par le regretté Antonio Tabucchi : c’est-à-dire comme un de ces « éclats naviguant dans des espaces familiers mais qui, cependant, sont d’une géométrie inconnue17 » ; comme un « être errant » dans une géométrie non euclidienne, à la façon dont Walter Benjamin dit précisément des « notes de Kafka » (comme il aurait pu le dire aujourd’hui des œuvres de Roberto Bolaño) qu’« elles sont à l’expérience historique ce que la géométrie non euclidienne est à la géométrie empirique18 » : une géométrie mystérieuse qui inscrit le « trapèze » du récit dans le cercle secret des lieux sans parallèle – hôtel de Suède et hôtel Brighton communiquant sans effort, abîme des Açores bordant le champ de neige de Herisau (où Robert Walser a disparu), page blanche et ligne d’ombre se bordant, indéfectiblement, l’une l’autre.

Car dans cette géométrie des mondes possibles, il y a démultiplication à l’envi des lieux imaginaires – à la façon dont, comme le dit encore Kafka lui-même, en révisant son utopie indienne pour s’arracher à l’immobilité du réel et à la pesanteur de la géographie et de l’histoire : « Plus tu attelles de chevaux, plus cela va vite : le bloc ne s’arrache pas à ses fondations, c’est impossible, mais les brides cèdent, et c’est alors la course libre et joyeuse19 ».

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Autant de lieux parcourus, autant d’« allégories » qui multiplient les chevaux-moteurs de l’autorité – et ce, même s’il s’agit toujours d’une autorité seconde, ou subsidiaire ; car ce sont autant de lieux littéraires d’une géographie d’emprunt, où les villes, même nommées, où ces villes connues (Nantes et Paris, Milan et Turin, Barcelone et Séville), tout comme des îles cervantines ne sont jamais que des paratopies de l’écrivain, des lieux paradoxaux de jonction et de transformation : lieux sans lieu, espèces d’espaces formés, conformés par l’écriture.

L’aviateur d’Oklahoma

De cette géométrie mystérieuse, je donnerai un seul exemple, un exemplum miniature emprunté à De l’imposture en littérature, ce dialogue entre Echenoz et Vila-Matas commencé au bar El Aviador de Barcelone, et dont la « ligne de vol » est proprement amérikaine, à n’en pas douter.

C’est l’envers idéal de l’entretien avec Marlon Brando, où la courtoisie active de deux écrivains réels permet de pénétrer, autrement, les arcanes de l’auctorialité littéraire.

Il était déjà question de cela dans le petit essai écrit en 1991 par Vila-Matas sur Echenoz – un « Echenoz en traversée », dans lequel Vila-Matas évoque le bar de L’Aviateur où il a rencontré son homologue français –, compare Cherokee à l’un de ces « livres qui, sans intention préméditée, sont écrits pour des poches secrètes20 » – analogues à celles dans lesquelles les juifs convertis de force au temps de l’inquisition espagnole conservaient leurs textes sacrés –, et propose même une définition ironique de l’autorité d’auteur : « En fait, à y regarder de plus près, Echenoz est Echenoz, point21 ». Une phrase qui fait écho à une autre que Vila-Matas aime bien et cite dans cet entretien, une phrase d’Erik Satie, qui dit : « Je m’appelle Erik Satie, comme tout le monde22 » (Erik Satie, ou Ravel, précise-t-il, c’est égal).

Vila-Matas se fait également l’écho du passage tiré d’un entretien d’Echenoz qui l’a particulièrement frappé :

Couverture de l'ouvrage

Couverture. Enrique Vila-Matas, Paris ne finit jamais, traduit de l’espagnol par André Gabastou, Paris, 10/18 (Domaine étranger), 2006, 291 p. 

À la question : observez-vous beaucoup les gens dans la rue, il répond : « On entend dans la rue des choses qui servent pour les romans. Hier, sans aller chercher plus loin, je suis allé voir le garagiste. Sa femme était en train de faire ma facture et elle m’a invité à m’asseoir. Il y avait un chien qui voulait me monter dessus. La femme a dit alors : “Ces petits chiens, ils adorent les genoux.” J’essaie de me souvenir de ce genre de phrases. Je vais peut-être finir par avoir des problèmes à force de regarder les gens dans la rue23 ».

Et de fait, plusieurs années après, que font ces deux écrivains quand ils s’entretiennent l’un l’autre ? Ils parlent de garagiste. Ou plutôt de « la garagiste » – ce qui suffirait déjà à signaler qu’ils sont écrivains. Ou plus précisément, ils parlent du fait que Vila-Matas a emprunté, dans Paris ne finit jamais (en la liant par analogie avec une autre anecdote « garagiste » de Paris est une fête d’Ernest Hemingway, dans laquelle le garagiste de Gertrude Stein parle de « génération perdue24 »…), cette anecdote échenozienne qui l’avait enchanté à la lecture de l’entretien, puis a « oublié » qu’il l’avait empruntée à Echenoz, lequel lui a rappelé bien plus tard, dans une lettre, qu’il avait découvert, en lisant par hasard Paris ne finit jamais, cet emprunt :

Le plus drôle, c’est que j’ai repris la phrase des petits chiens et des genoux dans mon livre sur Paris puis, sans m’en rendre compte, j’ai oublié mon imposture, j’ai oublié de quel garage elle était sortie et je me suis progressivement approprié la phrase, jusqu’à la croire mienne. J’ai donc été un peu surpris de recevoir ta lettre – la seule et unique que tu m’aies jamais écrite : unique comme la nuit passée à El Aviador – où tu me faisais part de ta joie d’avoir retrouvé dans mon livre l’idée que les petits chiens adorent les genoux. « Je suis heureux, m’écrivais-tu, de retrouver (p.231 de l’édition française) l’idée selon laquelle les petits chiens des garagistes adorent les genoux – idée exprimée avec force par les épouses de ces mêmes garagistes pendant l’instant fatal où elles rédigent votre facture25 ».

Echenoz est Echenoz, comme tout le monde ; et ainsi Vila-Matas peut reprendre sa phrase en faisant semblant de l’avoir oubliée… « L’oubli “disperse” ce que la mémoire a auparavant recueilli26 », disait Harald Weinrich : la « dispersion » ici ressemble au plagiat, ou bien fait d’Echenoz un plagiaire par anticipation de Vila-Matas – un plagiaire « heureux » et reconnaissant, si l’on veut, ou si l’on en croit cet entretien, occupé à régler entre deux écrivains le régime de leurs emprunts et le partage de leur autorité.

Echenoz précise d’ailleurs qu’il a lui-même réinscrit cette anecdote dans Nous trois, dans un contexte où le garagiste est devenu mécanicien aviateur – comme s’il s’agissait toujours de « recycler » les fragments insignifiants de la réalité, en collectionneur benjaminien, en Lumpensammler de la réalité. Recycler ou « maquiller », comme on maquille une voiture volée, propose Echenoz dans l’entretien, ou comme une facture de garagiste est transformée en dépense narrative à compte d’auteurs multiples. Maquiller ou détourner, voler en somme ce qui n’appartient à personne en propre : « C’est de notre travail même qu’il s’agit : capter, cambrioler, s’emparer, détourner, casser la perception du monde en mille morceaux et remonter ces morceaux dans un autre ordre pour essayer de donner de ce monde une image reconstruite27 ».

Et en effet, ici, « l’imposture/clin d’œil » (imposturaguiño) de Vila-Matas, en détournant et maquillant la phrase de « la garagiste d’Echenoz », cette impos(ra)ture, donc, si l’on veut, fait office de point de départ pour un entretien à vol d’oiseau qui accorde une forme particulière, parodique et légère, « superficielle », aux questions mêmes de l’autorité d’auteur, et ce, en parcourant paradoxalement une série de lieux communs disparus ou absentés : à commencer par le bar de Barcelone, El Aviador – ce bar comme « tiré » des romans d’Echenoz (« Un établissement décoré d’hélices et de blasons, de casquettes de la RAF, de débris d’aéroport et de catastrophes aériennes28 ») – et par le garage du petit chien, qui a disparu sans laisser de trace.

Vila-Matas note ainsi que la réalité où il rencontre Echenoz est semblable à Brigadoon, cette localité du film de Vincente Minelli qui n’a d’existence, anachronique, que par la rencontre entre Gene Kelly et Cyd Charisse. Mais comme Jean (prononcer Gene) Echenoz et Cid Vila-Matas ne forment pas un couple très hollywoodien, ils se « rencontrent » plutôt dans le Milan de La Notte de Michelangelo Antonioni, un Milan où les écrivains venus présenter leur dernier livre ressembleraient au personnage de Pontano dans ce film, ou plutôt à Marcello Mastroianni lui-même dont Vila-Matas expliquait déjà, dans Mastroianni-sur-mer, qu’il est à l’origine de sa vocation d’écrivain :

Écrire, dans la majorité des cas, signifie entrer et faire partie d’une famille de taupes qui vivent dans des galeries souterraines [Shakespeare, Kafka, l’île de Pico], travaillant jour et nuit. Et moi, cela, quand je disais que je voulais être comme Mastroianni dans La Notte, je l’ignorais complètement, je voyais uniquement le parcours impeccable de Mastroianni, je ne voyais que le col de sa chemise parfaitement repassé, je voyais seulement la beauté de sa femme, le regard intelligent de sa femme, je voyais que Mastroianni avait une voiture, et j’ignorais complètement que, pour être écrivain, il fallait écrire29.

Or, de même que M(astroianni/P)ontano doit passer, un jour ou l’autre, comme tout le monde, chez le garagiste, Echenoz confirme qu’il a vécu, lui aussi, ce même saisissement devant La Notte, puis le même dé-saisissement de ce rêve, en précisant :

Plan d'un homme fixant quelque chose qu'on ne voit pas.

Plan. Michelangelo Antonioni, La Notte, Fox Lorber, 1961, 121 minutes. 

Écrire, c’était déjà mon but […]. Or, écrivain-Mastroianni devenait un idéal de ce but jusque dans les détails que tu notes – son col de chemise idéalement repassé, sa voiture –, et surtout avec Jeanne Moreau à son bras – qui n’était certes pas un détail. Or je me méfie maintenant du mot « écrivain », je tâche de l’employer le moins souvent possible à mon sujet30.

L’entretien réciproque de ces deux écrivains qui (comme tout le monde) ne sont pas quelqu’un porte ainsi sur l’exercice d’un « métier » qui n’en est pas un (plutôt un truc d’Indien), et qui du même coup, librement, sans attaches, peut s’exercer dans les « paratopies » de l’écriture, où l’on n’est pour rien ni personne (comme le précise Echenoz).

Franz Kafka

Photo de Franz Kafka [source inconnue]. 

Or là où l’on n’est pour rien ni personne, on est, aussi bien, avec Kafka (au col blanc bien repassé). Car déjà, dans l’image du col blanc de Mastroianni dans La Notte s’enclenchait discrètement, dans le dialogue entre écrivains, une autre vitesse que celle des chevaux de la voiture milanaise d’Antonioni : c’est celle qui démarre l’entreprise du Journal de Kafka, l’une des toutes premières notations (réinterprétant en clair-obscur l’incipit de L’Enfer de Dante) : « Dans la forêt sombre, dans le sol détrempé, je ne retrouvais mon chemin que grâce au blanc de son faux col31 ».

Puis, un peu plus loin, poursuivant son chemin sur cette même ligne blanche à l’ombre de Kafka, Vila-Matas entreprend de transformer le souvenir-emprunt-palimpseste de La Notte d’Antonioni en un rêve plus personnel, qui déplace la paratopie milanaise de l’écrivain au col blanc vers le fantasme d’une enfance new-yorkaise : préparant le glissement final vers l’Amerika de Kafka, Vila-Matas évoque un « rêve récurrent » et « immensément heureux » où il se voit jouer au football dans la cour de son enfance à Barcelone, à ceci près que cette cour est entourée de gratte-ciel new-yorkais ; enfin invité à New York, il pense vivre son rêve au pied des édifices, et est très déçu de constater que « rien » ne se passe, qu’il n’est pas même « quelqu’un » – du moins jusqu’à ce qu’il s’endorme :

J’ai alors rêvé que j’étais un enfant de Barcelone jouant au football dans une cour de New York. Ç’a été le plus beau rêve de ma vie, d’une plénitude absolue, éblouissante. C’est ainsi que j’ai appris que la clé du rêve n’était pas la ville, ce n’était pas New York. Depuis toujours, la clé du rêve s’était trouvée dans l’enfant en train de jouer. Et il avait fallu que j’aille à New York pour m’en apercevoir32

Un peu comme dans La Notte, quand Mastroianni dit à Jeanne Moreau : « Avant j’avais des idées. Aujourd’hui je n’ai que des souvenirs », il semble que Vila-Matas joue à fabriquer ses idées à l’aide de souvenirs d’enfance secrets, et à déplacer ses récits par des phénomènes de mémoire kafkaïens (pour cervelle d’oiseau de Caracas ou tête de cheval patagonien).

Car dans ce rêve new-yorkais, on retrouve, il me semble, le souvenir d’un autre rêve sur New York, un rêve merveilleux et terrible à la fois qu’avait confié Kafka à son journal de 1912 à la date (étrange) du 11 septembre :

Rêve : Je me trouvais sur un isthme en pierres de taille profondément enfoncé dans la mer. […] Je ne me rappelle que les genoux soulevés d’une personne assise à côté de moi. Au début, je ne savais pas où j’étais, mais en me levant par hasard, je vis, à ma gauche et à droite derrière moi, un immense océan aux contours distincts qui portait un grand nombre de vaisseaux de guerre alignés et solidement mis à l’ancre. À droite, on voyait New York, nous étions dans le port de New York. […] À ce moment, je remarquai aussi que près de nous, l’eau formait de grosses vagues sur lesquelles se déroulait un énorme trafic cosmopolite. Tout ce que je me rappelle, c’est que nos radeaux étaient remplacés par un immense fagot rond fait avec de longs troncs d’arbres ficelés, dont la coupe à mesure que le fagot avançait […] sortait sans cesse de l’eau, plus ou moins selon la hauteur des vagues. Je m’assis, tirai mes pieds à moi, tressaillis de plaisir, m’enfonçai littéralement dans le sol tant je me sentais bien et je dis : « Mais c’est encore plus intéressant que la circulation sur les boulevards parisiens33 ».

Et ainsi, glissant de la voiture parisienne d’Echenoz au radeau new-yorkais de Kafka, Vila-Matas retrouve, dans cette place occupée au bord de la disparition, dans ce siège fantasmatique attiré vers le vide, l’« aviateur » d’un autre texte du premier Kafka, Les aéroplanes à Brescia – un reportage (au meeting aérien de Brescia) en date du 11 septembre (encore) 1909 :

Au fait, que se passe-t-il ? Là, à 20 m au-dessus de la terre, il y a un être humain, prisonnier d’une construction de bois, qui se défend contre un danger invisible […]. Et nous, en contrebas, restons debout, refoulés à l’arrière-plan, nous n’existons pas, nous regardons cet homme. […] [L’aviateur] assis devant ses commandes ressemble à un monsieur installé devant un bureau auquel mènerait une petite échelle placée derrière34.

Affiche avec un ange et un avion dessus

Affiche. Aldo Mazza, 1° Circuito Aereo-Brescia, 1909. 

On se souviendra peut-être que dans Le mal de Montano, le narrateur faisait de l’aéroplane de Margot (un Piper Dakota, un avion échenozien et quasi indien, familier des chevaux de Patagonie35) une « métaphore de la création littéraire ». De même ici, comme un écrivain à sa table de travail, l’aviateur affronte le danger encore invisible (comme Kafka celui du 11 septembre36), et nous rêvons de le rejoindre par la petite échelle, de sauter sur ses genoux comme un petit chien mécanicien, et d’incarner avec lui (comme aurait dit Charles Baudelaire) son « rêve de pierre » : un rêve hinternational, caché derrière le rêve de l’enfance à Barcelone (ou caché, comme Walser, dans le coin de la cour d’enfance).

Or cette place singulière d’un « explorateur au bord de l’abîme » comme dit Vila-Matas, cette « plate-forme d’observation » d’un imposteur comme dit Echenoz, c’est bien celle que Vila-Matas occupe à chacun de ses déplacements dans l’espace, et qu’il désigne autrement, à la fin de cet entretien, en évoquant – en réplique à la peur du show de son interlocuteur – « la loge sur le vide », la vue du Grand théâtre d’Oklahoma :

Nous sommes tombés dans le Grand théâtre d’Oklahoma. Tu te souviens, dans L’Amérique de Kafka, le jeune Karl face à l’affiche du Grand théâtre ? Si elle l’attire autant, c’est qu’on peut y lire : « Chacun est le bienvenu. » Tous, c’est-à-dire même moi, se dit le jeune Karl. Pour lui, le Grand théâtre n’est pas une solution personnelle, mais un gigantesque show – « L’Amérique est avant tout une vaste plaisanterie » écrit Walter Benjamin –, une perspective et un aboutissement pour tous. Ce dernier chapitre de L’Amérique est un véritable port d’arrivée, un havre saisissant pour tous les naufragés du monde. Je me souviens de ce passage où quelqu’un montre à Karl une unique vue du Grand théâtre d’Oklahoma : il ne voit qu’une loge, qui lui rappelle cependant la scène : une scène à balustrade, dont la courbe évasée se prolonge vers l’avant en surplombant le vide. Et, de fait, à cet endroit-là, il n’y a pas d’issue, il n’y a aucune issue37.

~

De cette « loge sur le vide », Vila-Matas fait une figure exemplaire du lieu paratopique de la littérature – mi-Aviador, mi-Brigadoon ; et ainsi, en glissant vers la fin d’Amerika, il désigne de quoi parle, en secret, à travers K. le disparu, cet entretien : il parle du rêve amérikain de l’écrivain, de cette façon de rêver, de cette façon rêvée de transformer « l’imposture » de l’écriture en puissance intacte de l’autorité, et de retrouver, secrètement, une sensation d’enfance.

Car ainsi va la ligne de vol de cet entretien secret et impossible avec Kafka : en suivant la lueur de son col blanc jusqu’à cette scène-circo dont on redoute ne sortir jamais, Enrique Vila-Rossmann rêve de se voir confier le rôle de l’Indien sur la scène du Grand théâtre d’Oklahoma et de galoper sans éperons ni rênes vers le fond de ce théâtre abyssal pour déchirer, comme Kafka38, la toile de fond et ses lambeaux de ciel peint et pour rejoindre à nouveau, encore une fois, une toute petite dernière fois, « la rue réelle […] qui […] possède la profondeur de la vérité » – c’est-à-dire, tout aussi bien, la ligne d’ombre (et de lumière) de la rue d’enfance, du Paseo de San Juan.

Le jeu du Paseo

Car ce sont des espaces communicants que ceux de la littérature et de la réalité : des espaces qui communiquent par la magie enfantine des mots de passe, des schibboleths de l’écriture.

Fortis imaginatio generat casum : l’événement (casum, caso) et le rêve sont liés secrètement comme le 11 septembre au Journal de Kafka, comme la géométrie non euclidienne de l’histoire et du temps au cas de l’écriture.

Et de fait, dans cette géopoétique amérikaine, une même ligne relie proximité de l’abîme, événement du monde et nostalgie d’enfance ; en rappelant la « conception cartographique » de la mémoire selon Deleuze :

Une conception cartographique de la mémoire est très différente de la conception archéologique de la psychanalyse. […] Les cartes se superposent de telle manière que chacune trouve un remaniement dans la suivante, au lieu d’une origine dans les précédentes : d’une carte à l’autre, il ne s’agit pas de la recherche d’une origine, mais d’une évaluation des déplacements. […] Ce n’est plus un inconscient de commémoration, mais de mobilisation, dont les objets s’envolent plus qu’ils ne restent enfouis dans la terre. […] Le modèle indien remplace l’égyptien : le passage des Indiens dans l’épaisseur des rochers mêmes […]39.

Explorer en écrivain les géographies de la littérature, c’est parcourir en indien la carte du temps, c’est se glisser par effraction dans son épaisseur – qu’elle soit l’isthme de pierre de New York, la ruelle humide de Prague, la rue Rimbaud ou le trottoir du Paseo de Barcelone40 – et retrouver la mémoire de l’enfance, de la littérature et du monde tout à la fois.

Explorer en écrivain les géographies de la littérature, c’est en effet, plus singulièrement, pour Vila-Matas, parcourir la carte du Paseo de San Juan, « un trajet aussi court que l’enfance elle-même, qui ne survit que dans [sa] mémoire, et qui est encore, aujourd’hui, pour [lui] le monde, la carte de la planète.41 » La carte du Paseo, c’est la vraie carte secrète du monde, et l’écriture ne fait jamais que parcourir toutes ses correspondances en forme de lignes d’ombre (comme dans « Iluminado », cette très belle nouvelle des Explorateurs de l’abîme où le narrateur descend la Shadow line du Paseo42).

La littérature aurait comme principale caractéristique d’« échapper à toute détermination essentielle […] parce que personne ne peut la fixer en un point précis43 » : aucun point précis, en effet, dans la géométrie amérikaine des lignes d’ombre ; aucun point précis, mais des séries de correspondances, comme dans le parallèle entre la rue Vaneau et le Paseo de San Juan, « l’épuisement de toutes les combinaisons possibles » qui permet au narrateur de découvrir que le Paseo est bien « la rue unique et solitaire de [sa] vie » – avec ses six stations de l’enfance :

Étendu sur le lit, […] j’ai imaginé que je décrivais les six endroits clés du Paseo de San Juan de mon enfance : le porche à la lumière sous-marine, le cinéma Chile, la boutique du libraire juif, le jeu de quilles abandonné, le château enchanté et l’école.

J’ai comparé. Il y avait un lien évident entre chaque lieu de la rue Vaneau et ceux du Paseo de San Juan. L’énigmatique château enchanté, par exemple, semblait lié à la mystérieuse demeure aux trois ombres immobiles. Le hall du cinéma Chile avait les mêmes dimensions que le hall de l’hôtel de Suède, et ainsi de suite44.

« Et ainsi de suite » ? Cela donne envie de se livrer à un petit exercice d’application paratopique. À jouer au juego del Paseo, un jeu vila-matasien (de mon invention) qui consiste à trouver toutes sortes de correspondances avec « les six endroits clés » du Paseo de San Juan.

Ainsi par exemple peut-on chercher des correspondances entre ces endroits et quelques auteurs possibles de la littérature portative.

Peinture

Gustave Moreau, Le chanteur arabe, 1890, photo © RMN-Grand Palais / René-Gabriel Ojéda. 

Pour l’école, c’est facile : Walser, évidemment (on l’appellerait La escuela de San Benjamenta).

Pour le château enchanté, autre institut des destins croisés, qui d’autre que Calvino ?

Pour le « jeu de quilles » (la bolera), c’est plus difficile ; et traduire, plus logiquement, par bowling ne simplifie pas particulièrement, je préfère donc garder le petit côté désuet et mystérieux du jeu de quilles et trouver la solution chez Marguerite Duras, avec cette phrase d’Un barrage contre le Pacifique :

C’est une femme jeune et belle. […] Les hommes se perdent pour elle, ils tombent sur son sillage comme des quilles et elle avance au milieu de ses victimes, lesquelles lui matérialisent son sillage, au premier plan, tandis qu’elle est déjà loin, libre comme un navire, et de plus en plus indifférente, et toujours plus accablée par l’appareil immaculé de sa beauté45.

~

Cette phrase (forcément sublime, bien qu’excessivement métaphorique) de Duras conduit naturellement du bowling abandonné par l’appareil maritime d’une beauté fatale à la tonalité sous-marine du porche de Proust – celui de Saint-André-des-Champs à Combray, avec son soleil-ostensoir baignant dans une lumière bleutée inspirée, selon certains critiques, de Gustave Moreau (dont Proust appréciait particulièrement… Le chanteur indien, sur son cheval, suivi de son oiseau46).

Pour le cinéma Chile, Roberto Bolaño, évidemment, et son disque magique de l’imaginaire d’exil – dont je reparlerai longuement au chapitre « Énergie ».

Et enfin, caché avec Georges Perec au fond de la boutique obscure du libraire juif, et rêvant cent vingt-quatre rêves de cavalcades patagoniennes… Kafka.

Un Kafka avant Kafka, enfant sans enfant, qui n’y est pour rien ni personne et qui rêve, dans les coins, d’échapper à l’histoire en avalant sa soupe de lettres, mais qui écoute quand même, comme dans la rue Vaneau, le bruit de fond du contemporain. Un Kafka qui aurait pu, lui aussi, écrire dans son journal :

Je suis l’ami de la ténébreuse ligne d’ombre de nos années actuelles où tout a fini par devenir incompréhensible et où, lorsqu’on nous parle du monde, nous ne savons plus de quoi il s’agit […], sans une seule idée recevable pour comprendre le monde, sans parler de comprendre la Syrie47.

Un Kafka catalan qui découvre que le Paseo de San Juan, en débouchant sur une rue de Paris, fait communiquer la boutique du libraire juif de son enfance avec l’ambassade de Syrie – c’est l’une des correspondances possibles entre la rue Vaneau et le Paseo –, et fait se rejoindre le bruit de cavalcade de la littérature rêvée avec « [l]’horreur infernale et sourde de mondes au bord du cri, mondes très réprimés et muets, prêts à exploser48. »

Dans cette géographie rêvée des lignes d’ombre parallèles, dans cette nostalgie de l’innocence d’enfance échappant aux menaces de l’âge, de l’histoire et du temps, Enrique Indiano Vila-Matas trouve non seulement le chemin de l’Amerika et du Paseo de San Juan, mais encore celui de la terre frémissante d’aujourd’hui – il trouve même, ainsi, le chemin de la Syrie.

Et ainsi Enrique Vila-Matas – volant avec Franz Kafka, Emmanuel Bove et Antoine de Saint-Exupéry dans l’aéroplane de Brescia, au-dessus de Milan, de Paris, de New York ou de Barcelone, sur le chemin de Santa Siriana (comme d’une nouvelle Damas) – fait-il correspondre les vieux projets de révolution et la rumeur des contemporains, le souvenir d’enfance et l’imbroglio de la vie, sa propre pléiade littéraire et tout un monde au bord du cri – sans parler de renverser la Syrie.

N’avoir « pas une seule idée recevable pour comprendre le monde », cela n’empêche donc pas de passer dans l’épaisseur des rochers et de lire dans une phrase de Kafka, retrouvée au milieu du désordre de la librairie d’enfance, ce parcours secret qui fait du rêve de la littérature une voie (aérienne) de déchiffrement du monde.

Car « ce que ne rien comprendre a de bon, c’est qu’on peut comprendre ce rien à sa guise » : comme s’il était Kafka en personne, cet « écrivain incompréhensible et en même temps étonnamment diaphane » (dixit « Kafka en tranvía49 », j’y reviens pour boucler ma boucle et en ouvrir une autre), Enrique Vila-Matas transforme la maladie de la littérature en parcours de santé et fait de la crise de l’autorité le moyen d’une échappée belle, sans tête ni encolure, sur « la lande fauchée à ras » du contemporain – là où l’ironie mélancolique de l’épimodernisme résonne toujours, finalement, sur la terre sèche, la waste land du réel.

CAPITAL K


Call me crazy but I had this vision.

Eminem

Et de fait, ce qui effleure à nouveau, à la surface de la littérature, ce sont les traces multiples, innombrables et troublantes d’un très profond courant qui, pour se confronter à l’actualité de l’histoire, remonte paradoxalement à Franz Kafka et plus précisément à Amerika : un courant de fond, qui prend forme par le moyen de l’omniprésence de la lettre K, la lettre-emblème, la « fonction » clé d’une résurgence épiphénoménale du modernisme.

Homme dont l'ombre devient la lettre K

Anonyme, K comme Kafka, 2006, oeuvre commandée par le commissaire Gérard-Georges Lemaire (Art point France info, 2006). 

Call me crazy but I had this vision. – Peut-être penserez-vous que je suis fou, mais j’ai eu cette vision d’une littérature entièrement régie par un K majuscule (a Capital K) :

Kafka

Kraus

Koestler

Kertész

Kofler

Kureishi

Krasznahorkai

L’énigme de la lettre

La vision d’une majuscule K comme une clé (K as a key), comme clé de lecture de la littérature depuis un siècle exactement, depuis la « solitude violée » (comme dit Milan Kundera50) du K de Kafka : le K du Château (The Castle) – le K comme « arpenteur des livres » (Marthe Robert).

Ma vision, c’est celle d’une lignée romanesque dérivant de ce K.

Dérivant du K comme « chiffre de l’identité du disparu » (cela qui « en dit aussi long qu’une initiale brodée sur un mouchoir ou sur la doublure d’un chapeau »), comme le soutenait Walter Benjamin51 : un « chiffre » au sens d’une clé secrète pour qui cherchait, comme Kafka (et comme Benjamin après lui), à ouvrir la « porte de la justice52 ».

Ou encore, bien plus tard, dérivant de la « Fonction K » de Gilles Deleuze et Félix Guattari : pour qui le K de Kafka était devenu synonyme d’une fonction génératrice de textualité, attachée à la lettre même du discours. « Kafka tue délibérément toute métaphore, tout symbolisme, toute signification non moins que toute désignation53 » – déclaraient-ils dans Kafka. Pour une littérature mineure ; et ainsi, en faisant résonner son nom comme une révélation kabbalistique, ou comme un mantra quasi révolutionnaire (entendez « Kafka ! Pour une littérature mineure ! »), ils prétendaient « démachiner » l’herméneutique classique et lancer le processus de déploiement « rhizomatique » de la fabulation littérale et de la « déterritorialisation » de la littérature.

Capital K : ce serait la lettre clé de la littéralité, celle qui fait du monde une « place toujours ouverte à la signification » (bien que « sans cesse déçue par elle ») selon Roland Barthes dans son très bel essai de 1960 intitulé « La réponse de Kafka54 » ; et qui permet, au passage, de comprendre l’humour secret de Kafka – lequel, selon David Foster Wallace55, consiste à comprendre littéralement ce que la tradition entend de manière métaphorique ; et c’est pourquoi, tout comme les meilleures blagues (en particulier juives, préciserais-je), on ne peut pas l’expliquer – c’est du moins ce qu’avançait déjà, bien avant Foster Wallace, Bruno Schulz en 1936 en postface de sa traduction du Procès (« C’est une œuvre qui vit sa propre vie poétique – ambiguë, insondable, inépuisable par aucune interprétation56 »), ou plus récemment encore Giorgio Agamben (sur un registre sérieux mais imitant la lettre d’une blague juive) : « Ce qui n’était pas à expliquer est parfaitement contenu dans ce qui n’explique plus rien57 ».

Capital K : ce serait une « révélation acoustique58 » et quasi kabbalistique, une lettre ou un son de passe, un schibboleth (dirait Jacques Derrida) pour rejoindre cette place ouverte à la signification, qui fonctionne comme une « énigme » (au sens d’ainigma : ce qu’on laisse entendre par voie d’allusion).

Capital K : ce serait proprement l’énigme de la lettre, qui rappellerait assez le mythe lacanien de la lettre « indivisible », dont Derrida critiquait l’idéalité59 ; la lettre comme « point de capiton » (comme l’on « capitonne » un canapé) – ce point mythique qui serait seul capable d’épingler, d’accrocher le sens au signifié sur le tissu du Texte –, alors que le sens, en réalité, ne cesse de lui échapper.

Un geste d’engagement

La vision que j’ai eue (call me crazy) de cette errance, de cette hantise de la lettre K dans la littérature contemporaine signifierait donc l’impossibilité d’épingler la signification ; elle dénoncerait le mythe du paradis perdu de l’herméneutique littéraire ; elle dévoilerait le fantôme de l’idéalité du sens.

Mais plus précisément :

Qu’a à nous dire ce K60 ?

Ou encore : à quoi (de quoi) ce K fait-il signe ?

Peut-être faut-il lire plutôt ce K majuscule comme un geste, en revenant une seconde fois à l’essai de Benjamin pour le dixième anniversaire de la mort de Kafka : « L’œuvre entière de Kafka est un catalogue de gestes qui, pour l’auteur, ne possèdent pas d’emblée un sens symbolique déterminé, mais se trouvent constamment repris dans de nouveaux contextes, de nouveaux arrangements expérimentaux autour d’un tel sens61 ».

Lire K comme un geste (et une expérimentation « autour du sens ») : c’est d’ailleurs ce que fait Kafka lui-même (me semble-t-il) dans une notation du Journal (17 décembre 1913), quand il évoque « la silhouette d’un homme qui, les bras à moitié levés dans un geste asymétrique, se tourne vers le brouillard total pour s’y engager62 ».

Soit quelque chose comme :

Lettre k

Call me crazy, mais il me semble que this

KAKFA, Franz, Amerika, New-York, New Directions, 1962, 240 p.

figure un geste d’« engagement » d’un genre bien particulier, en forme d’« étude de silhouette63 » (de croquis, de sketch) : un geste qui relève de « la haute école de l’allusion » (Werner Kofler) dans laquelle Barthes voyait intégralement inscrit, en « réponse » à la question sartrienne de l’engagement, le « signe immense » de Kafka64.

Ce que Barthes appelait la « réponse de Kafka » – le « oui, mais » de la littérature moderne comme réinterprétation du « projet éthique » dans l’incertitude moderne des signes65 –, c’est peut-être cela qu’a à nous dire ce

lettre k

cette silhouette (fantomatique) de l’écrivain qui s’engage dans le brouillard (mist) ou dans le devenir-brouillard du réel (mist-ification).

Tous ces K représentent les possibles de la littérature, quand celle-ci décide de faire face à la réalité du monde en explorant littéralement son mystère et les formes de sa mystification.

La littérature, en ce sens, est comme une oreille qui peut entendre plus de choses que la politique (disait Italo Calvino66).

Et ce, depuis AmeriKa (Le disparu, rebaptisé par Max Brod à l’aide du chiffre K), jusqu’au K. de Bernardo Kucinski, au Proyecto K. de Paco Gómez, ou au dernier Don DeLillo, Zero K.

Couverture du livre avec femme nue portant des cornes de yack

Couverture. Juan Francis Ferré, Karnaval, trad. de l’espagnol par Inés Introcaso et Brigitte Jensen, Albi, Passage du Nord-Ouest, 2014, 633 p. 

Depuis Amerika, donc, jusqu’à l’obsession récente du roman pour le fait divers (pitoyable en lui-même mais infiniment productif en matière d’interprétation) du « cas » DSK – comme dans Karnaval de l’Espagnol Juan Francisco Ferré.

Karnaval est un roman multigénérique (récit, essai, tragi-comédie), fondé sur l’idée que « le capitalisme [est] cette machine paradoxale qui fonctionne de mieux en mieux tout en ayant l’air de se détruire67 ». Consacré au « dieu K » (el Dios K, el Dé-éSé-Ké divinisé) – « assis sur son trône d’or, gouvernant le monde des finances et des transactions dans sa très haute magnanimité » avant d’être retenu dans « la ville où il fut déclaré ennemi de l’humanité68 » –, Karnaval est un roman-monstre, conçu comme le « tourment d’un commentaire sans fin » (comme

Affiche montrant le titre Damnation, où un homme et une voiture sont sous la pluie, devant un établissement surmonté d'un néon titanik bar.

Affiche. Béla Tarr (réalisateur), Damnation [DVD], Pierre Grise Distribution, 2005, 122 minutes. 

disait Maurice Blanchot du Château69), appliqué au châtiment (al castigo) de l’hubris du dieu K, et à la cabale secrète qui l’a rendu possible – dans la capitale même du capitalisme. Un roman qui comprend en son centre, en guise de pivot, une série d’analyses du « cas » DSK, prêtées, par un jeu de pastiches virtuoses, à toute sorte d’intellectuels connus70 ; et qui cherche en seconde partie, dans ses variations politiques oniriques et fantastiques, à conjurer le chaos de la crise monétaire – et à examiner, dans le monde parallèle de la fiction, la possibilité d’une révolte sociale radicale.

C’est donc là toute une lignée, qui va d’Amerika à Karnaval – en passant par Kárhozat (Damnation, 1988) du Hongrois László Krasznahorkai (que Susan Sontag qualifiait déjà en son temps de « maître hongrois de l’apocalypse », et qu’ont célébré aussi bien Imre Kertész que Nicole Krauss) : un auteur dont les romans ont été adaptés par Béla Tarr au cinéma, comme Les harmonies Werkmeister, ou comme Damnation et son TitaniK bar.

On notera que dans l’un de ses tout derniers romans, l’extraordinaire Guerre et guerre, le protagoniste, Korim, nouveau Karl Rossmann réfugié à New York pour délivrer le message d’apocalypse d’un mystérieux manuscrit idéal « avait décidé d’inventer quatre hommes merveilleux, purs, probes, quatre anges, quatre êtres aériens, remarquables, infiniment délicats, dotés de magnifiques pensées, et, en parcourant le cours tracé de notre Histoire, y avait recherché un point à partir duquel les faire sortir de l’Histoire » :

[O]ui, dit Korim, et ses mains se mirent à trembler, ses yeux à brûler, il semblait être soudainement pris d’un accès de fièvre, une porte de sortie, voilà ce qu’avait cherché pour eux ce Wlassich ou quel que soit son nom, il avait cherché un moyen surnaturel de les faire sortir, mais n’avait pu le trouver, il avait envoyé les quatre hommes dans le monde réel, dans l’Histoire, c’est-à-dire dans l’état de guerre permanent, et tenté de les installer en divers endroits prometteurs de paix, une promesse jamais tenue, et c’est avec une force accrue, un réalisme de plus en plus démoniaque et une précision de plus en plus infernale qu’il s’était mis à dépeindre cette réalité en y insérant ses propres créatures, en vain, car la route les conduisait d’une guerre à une autre guerre71 […].

« Ils n’avaient plus de Porte de Sortie, il n’y avait que la Guerre et la Guerre, partout, même en lui-même », dit alors Korim avant de préciser [call him crazy but he had a vision] : « [J]e ne suis pas devenu fou […] mais je vois aussi clairement que si j’étais fou. »

Couverture du livre montrant des ruines.

Couverture. Lázló Krasznahorkai, Guerre & guerre, trad. du hongrois par Joëlle Defeuilly, Paris, Cambourakis, 2013, 280 p. 

Couverture blanche avec une silhouette d'un homme à chapeau.

Anonyme, « War and War. A special literary project », dans Lázló Krasznahorkai

Et moi aussi, je vois aussi clairement que si j’étais fou l’héritage contemporain d’AmeriKa, ce roman dont Benjamin, en quête de porte de sortie, disait qu’il était « avant tout une vaste plaisanterie » – une plaisanterie laissée inachevée tout exprès par Kafka comme pour nous conduire à imaginer ce qui pouvait bien se cacher dans les coulisses Karnavalesques du Grand théâtre d’Oklahoma : l’histoire du Kapital (le Grand Théâtre comme métonymie du rêve américain) ; comme l’histoire de la Katastrophe (le Grand Théâtre comme métaphore de l’utopie totalitaire, des camps et de la disparition organisée).

Et ma vision se précise désormais : depuis le Karl Rossmann d’AmeriKa jusqu’à Karnaval en passant par rhozat de László KrasznahorKai et Kapow! d’Adam Thirlwell, il ne s’agit pas tant de K que, plus exactement (sans en trahir la vérité acoustique), de Ka.

Car comme le confiait déjà Kafka dans son Journal à la date du 20 août 1911 : « La première et la dernière lettre sont le commencement et la fin de ma manière de sentir72 ». La première et la dernière lettre – K et A de K(afk)a – seraient donc l’alpha et l’oméga, le point cardinal de la sensibilité moderne.

~

Kall me crazy but I had this (new) vision : celle de la présence quasi kabbalistique du Ka, non seulement en capitale du nom d’auteurs comme chez :

Ferenc Karinthy

Yacine Kateb

Ismaïl Kadaré

Leslie Kaplan

Katrina Kalda

Ken Kalfus

Laura Kasischke

Gazmend Kapllani

mais aussi et surtout en capitale des titres de la plus haute littérature politique contemporaine – comme dans :

Kassandra de Christa Wolf

Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas d’Imre Kertész (Kaddis a meg nem született gyermekért)

Kar (Neige) d’Orhan Pamuk

~

Je pourrais aussi évoquer certains personnages clés, personnages historiques déplacés dans la fiction politique contemporaine comme Jan Karski chez Yannick Haenel – j’y reviendrai –, ou Kalachnikov chez Oliver Rohe (2012), auteur d’une biographie fictive qui fait de la récupération capitaliste d’un emblème socialiste – l’AK 47, conçu par M. Kalachnikov et devenu engin mondial de mort à bas prix – le moyen d’une traversée historique de tous les conflits post-Seconde Guerre mondiale. Un livre écrit dans l’horreur de l’AK comme reflet spéculaire du KA de Kafka.

La fiction politique

Qu’a donc à nous dire ce Ka ?

Qu’étant donné cet héritage d’une crise de l’herméneutique (la hantise de la lettre K), le roman ne cesse de rechercher des moyens nouveaux dans l’écriture du réel et la réinvention du passé ; et que la présence contemporaine du Ka (lettre divisible, lettre matérielle) opère, pour ce faire, comme chiffre littéraire de la fiction politique conçue comme récit (fantôme) des catastrophes idéologiques du siècle73.

La hantise du passé, de l’histoire du XXe siècle, un siècle livré au national-capitalisme comme au Kapital staliniste, jusqu’à aujourd’hui (voyez Poutine en Ukraine et Crimée) : cette hantise est inscrite, imprimée sur le front et dans le corps même de la fiction politique contemporaine, par la lettre (Ka) d’un récit en miroir.

Et ce, pour dénoncer, comme l’écrivait déjà Benjamin en 1931, « la loi d’un ordre nouveau […] qui déforme les choses et les hommes74 » – jusqu’à en faire saigner le front de Kafka, aka le Kalumniator (celui qui porte à son front la lettre de son accusation – sa kategoria – et de sa condamnation75) ; pour dénoncer, en somme, la « marque imprimée » sur les choses et les corps par la Loi majuscule (the Capital Law) soit la Loi du Kapital : qu’elle soit fausse idéalité du Capitalisme ou fausse matérialité du (post)soviétisme (lecture littérale pervertie du Capital de Karl Marx).

Voilà ce dont rend compte cet « épinglage » multiple du Ka (tête d’épingle du Kapital), ce « capitonnage » des noms de la littérature, cette acupuncture (piqûre d’aiguille76) sur le corps fantôme de la littérature.

Comme dans le cas de Ka (Kerim Alakusoglü), le protagoniste de Kar, l’auteur du poème Neige qui donne son titre au roman d’Oran Pahmuk – et qui voit la clarté de sa poésie obscurcie par « l’ombre de la politique », en étant pris entre le pouvoir autoritaire, la révolte kémaliste et la réaction islamiste dans le simulacre (mortel) d’une répétition théâtrale dans la ville de Kars, en province turque.

Ou comme dans Karnaval, où une représentation clandestine et chiffrée, intitulée « À César (ou Caesar) ce qui appartient à César », annonce « l’apothéose carnavalesque » de la chute du dieu K, chute du caporal (kapo) récalcitrant de l’ordre financier mondial – laquelle semble orchestrée pour empêcher que le dieu K ne parvienne à stopper la crise de la zone euro, voulue et régie par « l’Empereur » des finances internationales ; mais qui finit par compromettre les puissances de l’argent qui l’avaient fomentée, et par susciter, dans les bas-fonds, dans l’Outremonde (Underworld77) new-yorkais, un plan de révolution mondiale.

Mais dans l’écart entre Kapital et Capital se joue un dernier point littéral : la différence des langues entraînant une différence de graphies, quel est l’original ? Quelle est la copie ?

Ka… ou bien Ca ?

Car cette différence C/K (qui rappelle non pas tant Louis C.K. que le S/Z de Barthes et la différance derridienne : celle d’une écriture qui s’inscrit dans la parole et traque, comme je cherche à le faire ici, l’événement du réel dans ses traces « différantes ») : cette différance n’est peut-être pas sans valeur.

C’est du moins ce que j’ai cru apercevoir quand j’ai eu cette dernière vision :

Canetti

Camus

Calvino

Carver

La vision d’un Carré d’as dont sont les héritiers directs des écrivains contemporains comme Bernardo Carvalho, Nicole Caligaris ou Mircea rtărescu.

Soit : une dernière lignée en Ca pour crypter le jeu de la littérature avec les documents du réel (Capote) et les pouvoirs de la fable (Carpentier) : et qui va de Cabrera Infante à Emmanuel Carrère (voire de Carson McCullers à Cormac McCarthy).

C’est le Capital Ca obtenu en héritage du Castorp de Thomas Mann, jouant la sempiternelle réécriture de La montagne magique contre l’actuel « sommet de Davos ».

C’est le Capital Ca d’une écriture héritant en droite ligne de la philosophie politique (depuis Cassirer jusqu’à Castoriadis).

C’est le Capital Ca d’un roman « lazaréen » (Cayrol), qui bien qu’« ouvert aux quatre vents » (Calvino, dans la section « multiplicité » des Leçons américaines), incarne la cohérence (la consistency) de la littérature, en jouant sur la différence de la lettre et de l’esprit.

En jouant d’une différance C/K (ou d’une dyslexie volontaire) qui, si l’on fait attention, est partout (comme le Kafka de Canetti, Calasso ou Pascale Casanova) – et en particulier dans le dialogue entre l’Europe et l’Amérique (AmeriC/Ka78).

Cette différance C/K dit les pouvoirs de la littérature et la réinvention paradoxale d’une fiction politique qui n’abandonne ni la puissance de la littéralité ni le « système allusif » de l’écriture littéraire.

TRANSITION (superficielle)


Ce n’était là qu’une première ébauche, une étude de silhouette préparant l’histoire (des hantises) du roman contemporain, à l’heure du tardo-capitalisme et des formes inquiétantes que prennent certaines nostalgies quand elles réinterprètent à leur décharge les passés totalitaires. Le début d’une histoire écrite « à l’oreille » (une otographie), selon une méthode analogue à celle que Roberto Bolaño énonçait, quant à lui, dans son « Discours de Caracas » (à propos des romans de Rómulo Gallegos, Cantaclaro et Canaima) :

Sous ma dyslexie pourrait se cacher une méthode sémiotique bâtarde, ou graphologique, ou métasyntaxique, ou phonématique, ou simplement une méthode poétique79.

Et ainsi, par cette méthode (folle et dyslexique) qui fait de la littérature contemporaine une grande entreprise épi-kafkaïenne, on entendra (plus sérieusement) quelque chose comme une suite, ou une réplique à « la réponse de Kafka80 » : malgré la défection du monde et l’incertitude de ses signes, la fiction politique contemporaine doit être capable, comme K, de s’engager dans le brouillard pour mieux nous éclairer.

Ainsi seulement la « lettre volée » au modernisme, très visible à la surface de la littérature actuelle, peut-elle exposer et dissimuler à la fois le secret d’une origine idéale et d’une généalogie fantasmatique (ou fantomatique) du contemporain.

Un secret qui est la deuxième clé d’écriture des épimodernes.


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